Irlande
du Nord, août 1969 : le soulèvement du Bogside à Derry
Il y a cinquante ans, le 12 août
1969, débutait le soulèvement du Bogside, un quartier populaire de la ville de
Derry, en Irlande du Nord. Pendant plusieurs jours, la population tint tête à
la police et aux brigades unionistes protestantes, qui ne purent y pénétrer. Le
mouvement de révolte s’étendit ensuite à d’autres villes, dont la capitale de
la province, Belfast.
Si les catholiques, majoritaires
dans la ville de Derry, furent le fer de lance de la révolte, les mots d’ordre
mis en avant n’avaient rien à voir avec une quelconque guerre de religions,
comme les médias le présentaient. Ils exprimaient avant tout la misère,
l’oppression sociale et l’exploitation dont souffraient les travailleurs les
plus pauvres, avant tout des catholiques, mais pas seulement. La revendication
nationaliste défendue par l’Armée républicaine irlandaise, l’IRA, c’est-à-dire
la réunion avec l’État bien réactionnaire d’Irlande du Sud, était absente du
mouvement.
En 1921, après des années de
guerre contre la population, la Grande-Bretagne avait été contrainte d’accorder
l’indépendance à une partie de l’île, qui devint la République d’Irlande. Mais
six des comtés de l’Ulster, au nord-est, restèrent au sein du Royaume-Uni. Pour
s’y maintenir, l’impérialisme britannique s’appuya sur la majorité protestante
et, au travers des institutions mises en place, pratiqua une politique de
discrimination envers la minorité catholique.
Déjà, le découpage électoral,
savamment remanié à chaque mouvement de population, ne permettait pas aux
catholiques d’être à la tête de communes, même dans les villes où ils étaient
majoritaires, ce qui permettait aux unionistes de maintenir leur domination
dans les conseils municipaux. De plus, le mode de scrutin, pour les élections
concernant l’Irlande du Nord, était censitaire. Pour avoir le droit de vote, il
fallait être soit propriétaire, soit locataire en titre d’un logement, ce qui
excluait les travailleurs en situation précaire. En revanche, les patrons des
sociétés commerciales, en majorité protestants, disposaient, eux, de plusieurs
voix. Ainsi, aux élections pour le Parlement, on comptait 930 000 voix... pour
seulement 690 000 électeurs !
La discrimination s’étendait
aussi aux logements, dont l’attribution dépendait des conseils municipaux, à
majorité unioniste. Les travailleurs catholiques étaient relégués dans des
taudis construits dans des quartiers malsains (le mot « bogside »
désigne une zone marécageuse), que les autorités laissaient se dégrader et dans
lesquels s’entassaient souvent plusieurs familles, faute de ressources et de
logements disponibles. À cela s’ajoutait un chômage allant de 20 % à Derry
jusqu’à 40 % dans certains quartiers de Belfast, qui frappait
prioritairement les catholiques, les patrons, protestants pour la plupart,
embauchant de préférence des coreligionnaires. De plus, ils étaient cantonnés
dans les emplois non qualifiés et par conséquent sous-payés.
Les années 1960 furent marquées
par des explosions sociales dans les ghettos catholiques des grandes villes,
contre la discrimination qu’ils subissaient pour leurs droits civiques,
l’emploi et le mode d’attribution de logements. « One man, one vote ;
one man, one job » : telles étaient les revendications mises en
avant. En 1968, en janvier et avril 1969, eurent lieu plusieurs marches pour
les droits civiques, attaquées par des milices protestantes soutenues par la
police, qui réprimait les manifestants catholiques avec violence. Le 12 août
1969, à Derry, ce fut l’attaque de trop : la population catholique
infligea une défaite tant aux extrémistes protestants qu’aux forces de police.
Ce jour-là, les Apprentice Boys,
une milice protestante, fit sa procession habituelle autour des remparts de la
vieille ville, pour fêter une victoire britannique vieille de près de trois
siècles à Derry ! Aux insultes succédèrent les provocations, les
loyalistes jetant des pièces de monnaie aux habitants du Bogside pour les
humilier. Ils ne s’attendaient certes pas à recevoir des pierres en
retour ! La police royale de l’Ulster, la RUC (Royal Ulster Constabulary),
vola à leur secours, mais les habitants du Bogside, échaudés par les
précédentes provocations et violences policières, s’étaient préparés aux
attaques. En une heure, des barricades furent élevées pour boucher toutes les
entrées, d’autres matériaux furent stockés à proximité. Aux pierres succédèrent
les cocktails Molotov que les jeunes installés sur les terrasses des quelques
immeubles neufs, érigés pour remplacer les taudis, lançaient sur les
assaillants. Ravitaillés en pierres, briques et cocktails Molotov par les
habitants, ils ne manquèrent jamais de munitions. Les combats allaient durer
trois jours sans que la police puisse rentrer dans le Bogside, malgré les
énormes quantités d’un gaz lacrymogène très agressif et la force employée.
Devant l’impuissance de la
police, le gouvernement britannique décida d’envoyer l’armée. Les troupes,
ayant pour consigne d’empêcher les loyalistes d’entrer dans le Bogside pour
s’en prendre aux catholiques, furent bien accueillies dans un premier temps.
Les illusions n’allaient pas tarder à tomber...
À Belfast, les affrontements
furent beaucoup plus violents, plusieurs centaines de maisons furent incendiées
par des milices protestantes et plusieurs milliers de familles catholiques
durent fuir la ville par crainte de pogroms.
Fin août, le gouvernement
britannique, alors travailliste, accorda certaines des réformes demandées
depuis des décennies, les forces spéciales furent dissoutes, le « one man,
one vote » allait devenir effectif aux élections suivantes et de vagues
promesses seraient faites concernant l’emploi et le logement.
Le soulèvement du Bogside de
Derry fut un mouvement de masse, dans lequel toute la population participa à la
défense du quartier, organisant la vie quotidienne, mettant sur pied des
patrouilles pour surveiller s’il n’y avait pas d’incursions malveillantes. Sans
police ni armée, les mois durant lesquels le quartier fut bouclé furent parmi les
plus pacifiques que connut la ville.
Parallèlement, la minorité
catholique avait fait l’expérience que les marches pacifiques ne pouvaient lui
accorder aucun droit, mais seulement des coups, que la police n’était pas là
pour protéger les opprimés, mais pour les faire taire, et que les promesses des
politiciens bourgeois ne valent rien. Cela pouvait ouvrir la voie à un
changement radical, d’autant que le Sud connaissait aussi à la même époque des
mouvements sociaux. L’appui apporté par les autorités et l’armée britanniques à
l’extrême droite protestante et la politique de l’IRA, l’Armée républicaine
irlandaise, allaient contribuer à enfermer le conflit à l’intérieur du cadre
étroit des affrontements nationalistes et communautaires.
Marianne LAMIRAL (Lutte ouvrière n°2664)
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