« Le
Parti ouvrier et les élections municipales (1880-1882) »
Notre
revue bimensuelle Lutte de classe consacre son numéro 203 de novembre 2019 à ce
sujet, un article que nous présentons à partir d’aujourd’hui, avec son
introduction. Des textes et la conclusion de cet article suivront dans les
jours suivants.
Le Parti
ouvrier et les élections municipales (1880-1882)
Dix ans après la féroce
répression contre les communards, le mouvement ouvrier français a commencé à se
reconstruire. Parmi ses multiples composantes, le Parti ouvrier (PO), fondé en
1878, dont les principaux dirigeants étaient Jules Guesde et Paul Lafargue,
était le seul à se placer sous le drapeau du marxisme. Les militants du PO,
quelques dizaines puis quelques centaines présents dans la capitale et quelques
centres ouvriers, intervenaient sur tous les fronts de la lutte de classe :
directement dans la lutte quotidienne, à travers la construction de syndicats
et la discussion de leur tactique, par la propagande orale et écrite, par la
formation, par l’animation et la diffusion d’organes de presse dont L’Égalité,
dirigée par Guesde, et, naturellement, dans les élections. Nous présentons ici
quelques extraits des textes de cette époque.
La participation aux élections
n’allait pas de soi. En France, sous le régime du suffrage universel masculin,
l’électoralisme, la foi dans la puissance du bulletin de vote, était utilisé
par les démocrates petits-bourgeois pour enchaîner politiquement les
travailleurs. La tromperie du « vote utile » est aussi vieille que le vote, et la petite
bourgeoisie française,
sous toutes les nuances du républicanisme,
en avait infecté le prolétariat.
Guesde avait donc dû commencer
par expliquer dans nombre d’articles, de conférences et de discours comment le
Parti ouvrier pouvait utiliser les élections. On peut lire un condensé de ses
positions dans le texte 1. Puis, en vue d’une participation du PO aux élections
sous son propre drapeau et son propre programme, Guesde vint à Londres pour
demander conseil à Marx et Engels. Il en revint avec le Programme électoral
des travailleurs socialistes (texte 2), publié en première page de L’Égalité
du 30 juin 1880 et qui servit dans toutes les premières batailles électorales
du PO. Le parti vota en effet en 1884 la motion suivante : « Le congrès décide de
plus qu’aucun groupe du parti ne pourra entrer dans
les élections, tant municipales que législatives,
sans arborer dans son intégralité le programme du parti […]. » Le texte, de la plume de Marx, dira Guesde,
stipule que les socialistes considèrent les élections comme un « moyen d’organisation et de lutte ».
Dans cette optique, les élections
municipales donnaient aux militants ouvriers un terrain d’activité
particulièrement intéressant, résultant de l’histoire des luttes sociales en
France. Dans sa longue lutte contre la noblesse et l’Église, la bourgeoisie
française s’était très tôt organisée autour du pouvoir communal, transformant
chaque liberté conquise localement en un contre-pouvoir. Nombre de ces épisodes
commencèrent sous forme de lutte d’influence, de joute électorale pour le
pouvoir dans la ville et s’achevèrent les armes à la main, bourgeois et petit
peuple d’un côté, noblesse et haut clergé de l’autre. Lorsque le prolétariat se
constitua politiquement en classe, à partir de 1830, il reprit à son compte le
drapeau du pouvoir local exercé démocratiquement, sans intervention de l’État
central. La Commune de Paris en est bien sûr l’exemple le plus illustre, par
son nom, son action, son programme et même par ses limites politiques.
L’élection municipale, dans une
ville ouvrière de cette époque, opposait bien souvent le militant ouvrier le
plus connu, à la tête d’une liste prolétarienne, au représentant direct du
patronat local, le directeur de la grande usine de la ville, voire son
propriétaire. Parmi d’autres, on peut citer le mineur de Carmaux, Calvignac,
socialiste non guesdiste et syndicaliste. Élu maire de sa commune en 1892, il
fut licencié au prétexte que son mandat de maire l’obligeait à s’absenter, puis
réintégré triomphalement grâce à une grève de 2 500
mineurs, transformée en épreuve de force à l’échelle
nationale. Comme l’expliquait Guesde, l’élection municipale permettait
d’opposer très clairement, par la seule composition des listes, la classe
travailleuse à la classe exploiteuse (texte 1).
Mais cela ne suffisait pas,
encore fallait-il que les travailleurs fussent conscients de leur mission
historique, telle qu’elle était exprimée dans le programme (les Considérant de
Marx, texte 2) et dans les articles de Guesde et Lafargue. L’élection municipale
était donc considérée comme une revue des troupes en vue de la révolution, une
activité propre à éduquer, recruter et organiser des militants ouvriers, comme
Guesde l’explique dans « Victoire ».
Ayant réussi à faire élire
quelques militants, le PO voulut utiliser ces élus. C’est l’objet du texte 3,
Les municipalités et le Parti ouvrier, rédigé pour un congrès et publié par
L’Égalité le 21 mai 1882. Les militants du PO y décrivaient les possibilités
offertes par des bastions ouvriers en vue de la préparation puis de
l’accomplissement de la révolution sociale. Ils avaient de fait commencé à
mener cette activité dans quelques communes. Engels en a fait un compte rendu
pour les travailleurs britanniques, dans le Labour Standard du 25 juin 1881
(texte 4), à propos de la municipalité de Commentry, dans l’Allier, la première
gagnée par les socialistes.
La trahison d’août 1914, le
ralliement des socialistes, Guesde compris, à l’union sacrée pour la guerre, ne
retire rien à l’activité des militants des années 1880, ni à leur utilisation
des élections municipales. Cette leçon mérite d’être méditée et bien peu de
choses ont changé en fait. Les travailleurs sont toujours taraudés par
l’illusion électoraliste, y compris ceux qui s’abstiennent ; l’élection municipale apparaît toujours comme importante, ne serait-ce que
parce que les électeurs ont les élus à portée de regard ; la
composition des listes peut être démonstrative pour un parti ouvrier même si, en face, les capitalistes se présentent désormais
rarement eux-mêmes ; l’existence même d’une liste ouvrière, voire
le simple effort en vue de sa constitution sont un pas dans la construction
d’un parti. Les pouvoirs des municipalités sont encore plus restreints que
naguère mais cela n’empêche pas les démonstrations politiques. Le maire de
Langouët (Ille-et-Vilaine) vient de le prouver par son arrêté, cassé par le
préfet, exigeant de ne pas épandre de pesticide à moins de 150 mètres des
habitations. Des élus prolétariens pourraient faire bien d’autres
démonstrations, offrant ainsi une perspective socialiste à l’ensemble des
travailleurs, au-delà même de la commune.
18 octobre 2019
Les textes suivront.