L’indépendance
sous contrôle des colonies africaines
26 Août 2020
Entre juin et août 1960, onze
anciennes colonies françaises d’Afrique accédaient à l’indépendance. De
nouveaux drapeaux apparurent alors, mais les chaînes qui liaient les pays ainsi
créés à l’impérialisme français ne furent pas rompues pour autant. Elles prirent
simplement une autre forme, qui perdure encore aujourd’hui.
En cette année 1960,
l’indépendance des colonies apparaissait enfin comme un phénomène inéluctable.
La lutte menée par le peuple indochinois l’avait imposée à la France. En
Algérie, de Gaulle était contraint d’ouvrir les négociations avec le FLN. En
Afrique même, l’impérialisme britannique avait déjà lâché le Soudan et le
Ghana.
Conscients de cette évolution,
les dirigeants français n’avaient pas pour autant l’intention de renoncer à la
situation de monopole que le système colonial avait longtemps garanti à leur
bourgeoisie. La mainmise sur les colonies africaines avait permis à une partie
des capitalistes français de bâtir des fortunes en exploitant les paysans et
les ouvriers africains à l’abri du marché mondial, et il n’était pas question
que cela cesse. De Gaulle, arrivé au pouvoir en 1958, s’attacha donc à mettre
en place un cadre politique permettant que cette domination économique puisse
se perpétuer après l’indépendance.
Les grands ensembles qu’étaient
l’Afrique occidentale française (AOF) et l’Afrique équatoriale française (AEF)
avaient été divisés en circonscriptions administratives, dont les limites
devinrent les frontières des nouveaux États. Leurs dirigeants furent
sélectionnés par de Gaulle et son conseiller aux affaires africaines, Jacques
Foccart.
Ce fut le cas de l’ivoirien
Houphouët Boigny. Gros propriétaire, il avait un temps fait figure d’opposant
aux colons à la tête du syndicat des planteurs africains, avant de devenir député
puis ministre dans le gouvernement français de Guy Mollet, qui décida
d’intensifier la guerre d’Algérie. Il devint tout naturellement le premier
président de la Côte d’Ivoire, et resta jusqu’à sa mort, en 1993, au centre de
tous les mauvais coups de l’impérialisme français dans la région. Léopold Sedar
Senghor, agrégé de grammaire et plusieurs fois ministre sous la ive République,
devint de son côté président du Sénégal. Dans d’autres pays, les
administrateurs coloniaux poussèrent en avant des hommes choisis des années
auparavant et qui allaient devenir présidents. Quand cela ne suffisait pas, un
coup d’État bienvenu pouvait toujours rectifier le tir, comme celui de décembre
1965, qui porta au pouvoir, en République centrafricaine, Jean Bedel Bokassa, ancien
officier des troupes coloniales en Indochine et en Algérie.
Les fidèles ainsi sélectionnés
furent de plus encadrés par tout un appareil de conseillers et de
fonctionnaires français qui contrôlèrent de fait les nouvelles institutions. La
présence de ministres français au sein des gouvernements africains sembla même
longtemps naturelle, comme celle de l’ancien administrateur colonial Jean
Collin, qui fut successivement ministre des Finances, et de l’Intérieur au
Sénégal.
Conscients que, au-delà des
présidents, l’État repose avant tout sur des forces armées, les dirigeants
français prirent le plus grand soin de garder le contrôle sur celles des pays
désormais indépendants. Elles furent constituées à partir des anciennes troupes
coloniales de l’armée française, mais avec un encadrement tout ce qu’il y a de
plus français. En République centrafricaine, ce fut ainsi Marcel Bigeard, un
des bourreaux de la bataille d’Alger, qui fut chargé de constituer l’armée
nationale. Au Niger, la nouvelle armée comptait tout au plus une quinzaine de
sous-officiers africains, tous les officiers étant français.
L’armée française proprement dite
gardait aussi ses bases, qui lui permettent encore aujourd’hui d’intervenir
dans les anciennes colonies. C’est ainsi qu’en 1964, les parachutistes français
rétablirent le président gabonais Léon Mba, renversé par un coup d’État
militaire, protégeant ainsi les intérêts de la compagnie pétrolière Elf. Au
Cameroun, les troupes françaises réprimèrent sauvagement, avant et après
l’indépendance, le soulèvement populaire mené par l’Union des populations du
Cameroun et assassinèrent son dirigeant, Ruben Um Nyobe.
Les accords signés à
l’indépendance contenaient aussi des clauses économiques. Celui signé avec le
Niger, conjointement avec la Côte d’Ivoire et le Dahomey (l’actuel Bénin),
prévoyait ainsi de « réserver en priorité à la République française la
vente des matières premières et des produits classés stratégiques :
uranium, hydrocarbures liquides ou gazeux, lithium, thorium, béryllium, leurs
minerais et composés. » Dès le début, était ainsi inscrit noir sur blanc
le pacte qui allait lier l’impérialisme français aux dirigeants de ses
anciennes colonies : un soutien, en échange du droit de piller leur pays.
Les trusts français voyaient leurs intérêts garantis.
Les nouveaux États indépendants
se virent aussi refuser le droit de créer leur propre monnaie. Ils durent
continuer à utiliser une monnaie liée au franc français, le franc CFA, créé en
1945 sous le nom de franc des colonies françaises d’Afrique, qui devint
simplement le franc de la communauté financière africaine. Il n’y eut même pas
besoin de changer le sigle.
Ce franc CFA était lié au franc
français par une parité fixe, ce qui empêchait les gouvernements des anciennes
colonies d’avoir le contrôle de leur propre monnaie. À l’origine, 1 franc
français valait 50 francs CFA, et lorsque ce franc CFA fut dévalué en 1974, ce
fut à l’initiative du gouvernement français et du FMI, et pour le plus grand
malheur des pays africains. Deux banques centrales étaient créées pour gérer
cette monnaie, l’une pour les ex-colonies d’Afrique de l’Ouest et l’autre pour
celles d’Afrique centrale, avec des francs CFA formellement différents. Mais
elles ne jouissaient d’aucune autonomie. Au lendemain de l’indépendance, la
totalité de leurs avoirs en devises étrangères devaient être déposés à Paris
sur un compte du Trésor français. De plus, des administrateurs français
siégeaient dans les organes dirigeants de ces banques centrales africaines.
Les anciennes colonies se voyaient
ainsi privées de toute possibilité de mener une politique économique
indépendante, pour le plus grand bénéfice des trusts français, qui pouvaient
faire circuler librement leurs capitaux dans cette vaste zone où ils étaient
les maîtres, et en rapatrier leurs bénéfices, sans taxes ni frais de change.
Soixante ans après, l’essentiel
de ce système, mis en place à l’indépendance, est toujours en vigueur. Les
grands groupes français, aujourd’hui Bouygues, Bolloré, Total, ont certes dû
céder une partie de leur monopole à de nouveaux concurrents, mais ils ont
toujours un accès privilégié aux ministres africains pour signer des contrats
en toute opacité. Macron a aussi parlé de mettre fin au franc CFA. Mais l’armée
française intervient encore comme elle veut pour défendre les intérêts de la
bourgeoisie française, ne jugeant même pas utile de rendre des comptes aux
gouvernements locaux. Cette pression et ces interventions militaires ont permis
à l’impérialisme français de mettre fin aux tentatives de certains dirigeants,
comme Sékou Touré ou Thomas Sankara, d’échapper à son étreinte. Ainsi, durant
les soixante ans d’indépendance, le pillage par l’impérialisme français a pu
continuer.
Daniel MESCLA (Lutte ouvrière
n°2717)
Administrateur
colonial au Congo en 1905