Depuis
le numéro 2534 daté du 22 février dernier, semaine après semaine, notre
hebdomadaire Lutte ouvrière a publié des articles sur les événements qui
ébranlèrent la Russie et le monde il y a cent ans, en s’appuyant largement sur
des témoignages et des écrits des révolutionnaires de l’époque.... Chaque jour,
jour après jour, en guise de feuilleton de l’été, nous comptons publier
l’ensemble de ces articles.
23
février (8 mars) 1917 : le début de la révolution russe
Le 23 février 1917 (8 mars selon
le calendrier occidental), commençait à Petrograd, la capitale de la Russie
tsariste, aujourd’hui Saint-Pétersbourg, la révolution qui allait ébranler le
monde pour des décennies. Alors que les dirigeants des puissances européennes
obligeaient leurs peuples à s’entre-tuer depuis trois ans dans les tranchées de
la guerre mondiale, la classe ouvrière de Petrograd, après cinq jours de grèves
et de combats de rue, fit tomber le tsar Nicolas II et son régime installé
depuis des siècles.
« Le 23 février, c’était la
Journée internationale des femmes, écrit Trotsky dans l’Histoire
de la révolution russe. On projetait, dans les cercles de la
social-démocratie, de donner à ce jour sa signification par les moyens d’usage
courant : réunions, discours, tracts. La veille encore, il ne serait venu à la
pensée de personne que cette Journée des femmes pût inaugurer la révolution.
Pas une organisation ne préconisa de grève ce jour-là. Bien plus, une
organisation bolcheviste, et des plus combatives, le comité de Vyborg,
déconseillait la grève. »
Un
mouvement parti des ouvrières du textile
Mais, le 23 février, « les
ouvrières des usines textiles quittèrent le travail dans plusieurs fabriques et
envoyèrent des déléguées aux métallos pour leur demander de soutenir la grève.
C’est à contrecœur (…) que les bolcheviks marchèrent, suivis par les ouvriers
mencheviks et socialistes-révolutionnaires. Mais, du moment qu’il s’agissait
d’une grève de masse, il fallait engager tout le monde à descendre dans la rue
et prendre la tête du mouvement. »
Il y eut ce jour-là 90 000
grévistes, des manifestations, des meetings dans les quartiers ouvriers. «
Une foule de femmes, qui n’étaient pas toutes des ouvrières, se dirigea vers la
Douma municipale [le conseil municipal] pour réclamer du pain. Autant
demander du lait à un bouc. » écrit Trotsky.
Le lendemain, « les
travailleurs se présentent dès le matin dans leurs usines et, au lieu de se
mettre au travail, ouvrent des meetings, après quoi ils se dirigent vers le
centre de la ville. De nouveaux quartiers, de nouveaux groupes de la population
sont entraînés dans le mouvement. (…) Le mot d’ordre « Du pain » est écarté ou
couvert par d’autres formules : « À bas l’autocratie ! » et « À bas la guerre !
» » Au mécontentement des ouvriers contre la guerre et ses privations,
s’ajoutait leur aspiration à se débarrasser du régime tsariste haï.
« Le 25, la grève prit une
nouvelle ampleur. D’après les données officielles, elle englobait 240 000
ouvriers. Des éléments arriérés s’engagent à la suite de l’avant-garde, un bon
nombre de petites entreprises arrêtent le travail, les tramways ne marchent
plus, les maisons de commerce restent fermées.(…) On essaie d’organiser des
meetings à ciel ouvert, il se produit des conflits avec la police. »(...)
« La police montée ouvre la
fusillade. Un orateur tombe blessé. Des coups de feu partent de la foule : un
commissaire de police est tué, un maître de police blessé ainsi que plusieurs
de ses agents. On lance sur les gendarmes des bouteilles, des pétards, des
grenades. La guerre a donné de bonnes leçons dans cet art. » (...)
« Durant toute cette journée, les
foules populaires ne firent que circuler de quartier en quartier, violemment
pourchassées par la police, contenues et refoulées par la cavalerie et par
certains détachements d’infanterie. (…) La foule témoignait à la police une haine
féroce. (…) Toute différente fut la prise de contact des ouvriers avec les
soldats. Autour des casernes, auprès des sentinelles, des patrouilles et des
cordons de barrage, des travailleurs et des travailleuses s’assemblaient,
échangeant des paroles amicales avec la troupe. C’était une nouvelle étape due
à la croissance de la grève et à la confrontation des ouvriers avec l’armée. »
Les
soldats basculent du côté des insurgés
La guerre avait changé l’état
d’esprit des soldats. Sous l’uniforme, les paysans côtoyaient les ouvriers. Ils
s’étaient politisés et partageaient le même rejet de la guerre et la même haine
des officiers. Même des troupes spécialisées dans la répression, comme les
Cosaques, « en avaient assez et voulaient rentrer dans leurs foyers »,
écrit Trotsky.
Un peu partout dans la ville, les
contacts entre ouvriers et soldats se multiplient. « Ainsi, dans les rues,
sur les places, devant les ponts, aux portes des casernes, se déroula une lutte
incessante, tantôt dramatique, tantôt imperceptible, mais toujours acharnée,
pour la conquête du soldat. (…) Dans ces rencontres les travailleuses jouent un
rôle important. Plus hardiment que les hommes, elles s’avancent vers les rangs
de la troupe, s’agrippent aux fusils, supplient et commandent presque : “Enlevez
vos baïonnettes, joignez-vous à nous !” Les soldats s’émeuvent, se sentent tout
penauds, s’entre-regardent avec anxiété, hésitent encore ; l’un d’eux, enfin,
se décide avant les autres et les baïonnettes se relèvent, (...) la révolution
fait un pas de plus. »
Trotsky raconte encore comment
l’ouvrier bolchevik Kaïourov s’adressa aux Cosaques : « Frères Cosaques,
venez au secours des ouvriers dans leur lutte pour de pacifiques revendications
! Vous voyez comment nous traitent, nous, ouvriers affamés, ces pharaons [la
police montée]. Aidez-nous ! (…) Les Cosaques échangèrent entre eux des
coups d’œil singuliers, dit encore Kaïourov, et nous n’avions pas eu le
temps de nous éloigner qu’ils se jetaient en plein dans la mêlée. Quelques
minutes plus tard, devant le perron de la gare, la foule portait en triomphe un
Cosaque qui venait de sabrer un commissaire de police. »
La chute
du régime
Le matin du 27, « les ouvriers
affluent vers les usines et, dans leurs assemblées générales, décident de
continuer la lutte. (…) Continuer la lutte signifie, ce jour-là, faire appel à
l’insurrection armée. » En réalité, écrit Trotsky, « leur tâche, pour
les neuf dixièmes, était déjà accomplie. La poussée révolutionnaire des
ouvriers du côté des casernes coïncida avec le mouvement révolutionnaire des
soldats ». Les uns après les autres, les régiments de la garnison de
Petrograd basculent du côté de la révolution, chaque régiment mutiné cherchant
à en convaincre d’autres pour s’assurer qu’aucun retour en arrière ne sera possible.
« Dans la journée du 27, la foule
délivra, sans coup férir, les détenus politiques de nombreux lieux de détention
de la capitale. » Le 27 au soir, la capitale était sous le contrôle
des insurgés. Avec quelques jours de décalage, Moscou puis les villes de
province tombèrent et le tsar abdiqua.
Qui a le
pouvoir ?
« L’insurrection avait vaincu.
Mais à qui transmit-elle le pouvoir arraché à la monarchie ? », se
demande Trotsky.
Dès que la chute du tsar parut
inévitable, quelques députés de la Douma (l’Assemblée nationale concédée par le
tsar en 1905) se précipitèrent pour former un gouvernement provisoire. Mais le
vrai pouvoir était ailleurs. Dès le soir du 27, à l’initiative des dirigeants
des partis socialistes et de syndicalistes, se tenait la première réunion du
Soviet [le Conseil en russe] de députés ouvriers et soldats regroupant 250
délégués venus des usines ou des régiments insurgés.
« L’expérience des soviets de
1905 s’était gravée pour toujours dans la conscience ouvrière. À chaque montée
du mouvement, même au cours de la guerre, l’idée de constituer des soviets
renaissait presque automatiquement, écrit Trotsky. À dater du
moment où il s’est constitué, le Soviet, par le truchement de son comité
exécutif, commence à agir en tant que pouvoir gouvernemental. (…) Pour enlever
aux fonctionnaires de l’ancien régime la faculté de disposer des ressources
financières, le Soviet décide d’occuper immédiatement la Banque d’Empire, la
Trésorerie, la Monnaie (...). Les tâches et les fonctions du Soviet s’accroissent
constamment sous la pression des masses. (...) Les ouvriers, les soldats et
bientôt les paysans ne s’adresseront plus désormais qu’au Soviet, qui devient,
à leurs yeux, le point de concentration de tous les espoirs et de tous les
pouvoirs, l’incarnation même de la révolution. »
En ces journées de février, la
détermination de la classe ouvrière avait abattu le tsar. Mais ce n’était
encore que la première étape de la révolution russe.
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