Août 1917
: la classe ouvrière relève la tête
En août 1917, les classes
dirigeantes et les principaux chefs militaires, dont le commandant en chef,
Kornilov, ne cachent plus leur volonté d’écraser définitivement la révolution.
À la tête du gouvernement, Kerenski partage leurs aspirations. Ayant lancé les
armées russes dans une nouvelle offensive, rétabli la peine de mort au front et
assuré l’impérialisme français et britannique de sa fidélité aux buts de guerre
de la Russie tsariste, il tente de se maintenir au pouvoir en prétendant
maintenir un équilibre entre les aspirations révolutionnaires des masses
ouvrières et des soldats et les objectifs contre-révolutionnaires des généraux
sur lesquels il s’appuie. La classe ouvrière, qui ne veut plus entendre parler de
guerre et de vaines promesses, a repris espoir. Elle se tourne massivement vers
les bolcheviks et continue d’apprendre en agissant. Dans Les dix
jours qui ébranlèrent le monde, le socialiste et journaliste américain John
Reed, qui découvre alors la Russie, rend compte de cette effervescence.
« Sur le front, les soldats
luttaient contre les officiers et apprenaient à se gouverner eux-mêmes, au
moyen de leurs comités. Dans les usines, les comités d’usines, ces
organisations russes uniques, gagnaient de l’expérience et de la force et
réalisaient leur mission historique en luttant avec l’ancien ordre des choses.
Toute la Russie apprenait à lire, et elle lisait — l’économie politique,
l’histoire — parce que le peuple désirait savoir. Dans toutes les villes,
grandes et petites, sur le front, chaque fraction politique avait son journal,
quelquefois elle en avait même plusieurs. Des pamphlets, par centaines de
mille, étaient distribués par des milliers d’organisations et répandus dans les
armées, dans les villages, les usines, les rues. La soif d’instruction, si
longtemps réprimée, avec la révolution prit la forme d’un véritable délire.
Du seul Institut Smolny [le
quartier général du Parti bolchevik], pendant les six premiers mois,
sortaient chaque jour des trains et des voitures chargés de littérature pour
saturer le pays. La Russie, insatiable, absorbait toute matière imprimée comme
le sable chaud absorbe de l’eau. Et ce n’était point des fables, de l’histoire
falsifiée, de la religion diluée et des romans corrupteurs à bon marché, mais
les théories sociales et économiques, de la philosophie, les œuvres de Tolstoï,
de Gogol et Gorki...
Ensuite vinrent les discours (…).
Les conférences, les débats, les discours aux théâtres, aux cirques, dans les
écoles, dans les clubs, dans les lieux de réunion des soviets, dans les sièges
des syndicats, dans les casernes... Les meetings dans les tranchées, sur les
places publiques des villages, dans les usines... Quel spectacle magnifique de
voir l’usine Poutilov verser ses quarante mille ouvriers pour entendre les socialistes
démocrates, les socialistes-révolutionnaires, les anarchistes ou qui que ce
soit, pourvu qu’ils aient quelque chose à dire. Pendant des mois entiers, à
Petrograd et dans toute la Russie, chaque coin de rue était devenu une tribune
publique. Dans les trains, dans les tramways, partout éclataient des débats
improvisés...
Les conférences et les congrès
panrusses rassemblaient les hommes de deux continents : les réunions des
soviets, des coopératives, des zemstvos, des nationalités, des prêtres, des
paysans, des partis politiques ; la Conférence démocratique, la conférence de
Moscou, le Conseil de la République russe. Trois ou quatre congrès avaient
toujours lieu en même temps à Petrograd. On essayait en vain de limiter le
temps accordé aux orateurs, chacun restait libre d’exprimer sa pensée.
Nous avons visité le front de la
12e armée, à l’arrière de Riga, où les hommes, affamés, malades, sans
chaussures, languissaient dans la boue horrible des tranchées ; lorsqu’ils nous
virent, ils se dressèrent avec leurs maigres figures, leur chair, bleuie par le
froid, qu’on apercevait à travers leurs vêtements déchirés, nous demandant
avidement : “Nous avez-vous apporté quelque chose à lire ?”»
La contre-révolution allait se
briser sur cette force fantastique et cette conscience grandissante dans les
semaines suivantes, avant d’être balayée par la classe ouvrière en octobre.
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