Moscou,
août 1917 : la mascarade de la conférence d’État
Tandis que la classe ouvrière
reprend confiance dans ses forces après les coups que la contre-révolution lui
a portés en juillet, Kerenski invite à une conférence d’État les représentants
du patronat, des syndicats, de l’état-major, des églises et des partis
politiques, à l’exception des seuls bolcheviks. Se présentant en arbitre et en
médiateur, Kerenski pose au défenseur de la révolution tout en annonçant qu’il
continuera la guerre et mènera les armées russes jusqu’à la victoire. Le
menchevik Soukhanov, un des principaux témoins et mémorialiste de l’année 1917,
décrit l’ambiance qui règne alors à Moscou et l’impuissance des serviteurs de
la bourgeoisie qui s’y trouvent réunis.
« Toute la bourgeoisie et toute
la démocratie se préparaient à la sensationnelle conférence d’État depuis les
premiers jours d’août. Mais personne ne connaissait l’objectif de cette étrange
et complexe entreprise. Les journaux essayaient d’intéresser l’homme de la rue
à cet événement et y parvenaient. L’homme de la rue, sentant un malaise dans la
révolution, imaginait cette conférence comme un remède.(…)
Le 11 août au soir, je quittai la
campagne de Yaroslav pour Moscou. Le train était bondé. Usant de mon titre de
membre du Comité exécutif, je pus néanmoins pénétrer dans un wagon de service
réservé aux militaires qui était presque vide. Je me sentais comblé ! Mais
j’eus une aventure désagréable : assez naïf pour enlever mes bottes dans ce
wagon militaire bien gardé, je me réveillai deux heures plus tard sans
chaussures. La conscience du ridicule de la situation m’empêcha de me
rendormir.
À la gare de Moscou, étonnant la
foule par mes chaussettes, je parvins jusqu’au bureau du chef de gare où,
pendant deux heures, je téléphonai à des amis, dans l’espoir d’obtenir une
paire de souliers. C’était là un petit trait caractéristique des voyages à
cette époque !...
Je dus attendre longtemps. Puis,
les tramways ne circulaient pas dans Moscou, les fiacres étaient rares. Il y
avait, en effet, une grève dans la ville, assez imposante pour manifester la
volonté des masses. Elle touchait une série d’usines et toutes les entreprises
municipales, à l’exception des services vitaux pour la population. Toute cette
armée de travailleurs avait suivi les bolcheviks contre leur soviet. Vers le
soir, la démonstration devait se faire plus impressionnante encore : Moscou
allait être plongée dans l’obscurité car l’usine à gaz était, elle aussi, en
grève.
Ayant chaussé les énormes
souliers qu’on m’avait fait parvenir, je partis à pied à la recherche de la
délégation soviétique. (…) La magnifique salle du théâtre Bolchoï était
généreusement illuminée. Du haut en bas, elle se trouvait bondée d’une foule
solennelle et brillante. La fine fleur de la société russe se trouvait là !
Parmi les gens connus de la politique, les grands et les petits, seuls étaient
absents quelques malchanceux. (…)
J’avais manqué l’ouverture. Avant
même d’apercevoir la tribune, j’entendis la voix de Kerenski qui prononçait,
sur un mode pathétique et dans un registre très haut, son premier discours au
nom du Gouvernement provisoire. Mais je ne vais pas rendre compte du cours des
travaux de la conférence. Elle n’était en aucune façon destinée à la
constitution d’un gouvernement qui était déjà constitué. Tout le monde en était
content et il n’y avait pas à chercher mieux. Servir de substitut à un
parlement n’était pas non plus son rôle. Pour quoi faire ? Kerenski et ses
collègues n’étaient responsables que devant leur conscience. Pouvait-elle
révéler quelque chose de nouveau quant aux besoins du pays ? Mais nous étions
dans une période où fleurissaient des milliers de journaux, il était impossible
d’améliorer l’information. Il ne lui restait qu’une possibilité : la conférence
devait étouffer l’opinion de “toute la démocratie” à l’aide de l’opinion de
“tout le pays”…
Ainsi, on obligerait les soviets
à s’effacer devant la volonté du reste de la population, réclamant une
politique « d’union nationale ». En même temps, elle muselait les extrémistes
de droite dans leur rêve d’une dictature militaire. C’était aussi médiocre et
naïf que cela et je ne trouve pas d’autre explication à cette inepte
initiative. » Ainsi que l’écrit Trotsky, cette réunion avait
été une mascarade, elle « s’acheva par un échec qui était sûr d’avance. Elle
ne créa rien, ne résolut rien ». Elle avait révélé en revanche l’étendue de
la gangrène affectant le gouvernement politique et ses soutiens ».
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