Le début
des « journées d’avril »
Dès la mi-avril 1917, il apparaît
de plus en plus nettement aux yeux des ouvriers que le gouvernement provisoire,
qui s’est installé après la révolution de Février, n’entend pas rompre
l’alliance militaire avec la France et la Grande-Bretagne et avec la guerre
elle-même. Les jusqu’au-boutistes soutiennent l’effort de guerre et son
porte-parole au gouvernement, le libéral Milioukov, comme le relate Trotsky
dans son Histoire de la Révolution russe.
« Le 17 avril, à Petrograd, eut
lieu — vision de cauchemar — une manifestation patriotique d’invalides : une
immense foule de blessés, sortis des hôpitaux de la capitale, amputés des
jambes, des bras, enveloppés de pansements, s’avançait vers le palais de
Tauride. Ceux qui ne pouvaient marcher étaient transportés sur des autocamions.
On lisait sur les drapeaux : “La guerre jusqu’au bout”.
C’était la manifestation de désespoir de débris humains de la guerre impérialiste
qui voulaient que la révolution ne reconnût pas absurdes leurs sacrifices.
Mais, derrière les manifestants, se tenait le parti cadet, plus précisément
Milioukov, qui se préparait à frapper le lendemain un grand coup. »
Le lendemain, paraît en effet une
note du ministre des Affaires étrangères réaffirmant les buts de guerre du
tsarisme, qui fait, selon l’expression de Lénine, « l’effet d’une bombe ».
Trotsky fait le récit de la mobilisation immédiate des masses ouvrières et de
la troupe.
« Les bolcheviks, parmi les
troupes et dans les usines, déployèrent une énergique activité. À la
revendication “Chassez Milioukov” qui était une sorte de
programme minimum du mouvement, ils ajoutèrent des appels placardés contre le
gouvernement provisoire dans son ensemble et, au surplus, les éléments divers
comprenaient cela de différentes façons : les uns comme un mot d’ordre de
propagande, les autres comme la tâche du jour même. Lancé dans la rue par les
soldats et les matelots en armes, le mot d’ordre “À bas le gouvernement
provisoire !” introduisait fatalement dans la manifestation un courant
insurrectionnel. De considérables groupes d’ouvriers et de soldats étaient
assez disposés à faire sauter sur l’heure le gouvernement provisoire. (…) Une
armée de vingt-cinq à trente mille hommes, descendus dans la rue pour combattre
ceux qui prolongeaient la guerre, était parfaitement suffisante pour renverser
un gouvernement même plus solide que celui à la tête duquel se trouvait le
prince Lvov, Mais les manifestants ne s’assignaient pas ce but. Ils ne
voulaient en somme que montrer un poing menaçant sous la fenêtre, afin que ces
messieurs de là-haut cessassent de se faire les dents avec leur Constantinople
et s’occupassent comme il fallait de la question de la paix. De cette façon,
les soldats comptaient aider Kérenski et Tsérételli [respectivement
ministre socialiste du gouvernement et un des dirigeants socialistes du soviet
de Petrograd] contre Milioukov.
À la séance gouvernementale se
présenta le général Kornilov, qui donna des nouvelles des manifestations armées
à ce moment en cours et déclara qu’en qualité de commandant des troupes de la
région militaire de Petrograd, il disposait de forces suffisantes pour écraser
la sédition à main armée : pour marcher, il ne lui fallait qu’un ordre.
Présent par hasard à la séance du
gouvernement, Koltchak raconta plus tard, au cours du procès qui précéda son
exécution, que le prince Lvov et Kérenski s’étaient prononcés contre une
tentative de répression militaire à l’égard des manifestants. Milioukov ne
s’était pas exprimé nettement, mais avait résumé la situation en ce sens que
messieurs les ministres pouvaient, bien entendu, raisonner tant qu’ils voudraient,
ce qui ne les empêcherait pas d’aller loger en prison. Il était hors de doute
que Kornilov agissait de connivence avec le centre cadet.
Les leaders conciliateurs
réussirent sans peine à persuader les soldats manifestants de quitter la place
du palais Marie [siège du gouvernement] et même à leur faire
réintégrer les casernes.
L’émotion soulevée en ville ne
rentrait cependant point dans ses bords. Des foules s’assemblaient, les
meetings continuaient, on discutait aux carrefours, dans les tramways l’on se
partageait en partisans et adversaires de Milioukov. »