20 et 21
avril : le premier heurt des ouvriers avec la contre-révolution
À la mi-avril, deux mois après la
révolution de Février 1917, commencent des manifestations contre la guerre
après les déclarations du ministre libéral Milioukov en faveur de celle-ci et
de la conquête de Constantinople par la Russie. Déjà, une fraction de la classe
ouvrière, derrière le Parti bolchevik, envisage le renversement du gouvernement
provisoire, tandis que la bourgeoisie et ses soutiens tentent de mobiliser
leurs forces. Trotsky relate ainsi les événements du 20 avril (3 mai selon
notre calendrier).
« Ce jour-là, la manifestation
fut provoquée par le comité des bolcheviks de Petrograd. Malgré la
contre-agitation des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires, d’énormes
masses d’ouvriers se dirigèrent vers le centre, venant des quartiers de Vyborg,
et ensuite d’autres districts. Le comité exécutif envoya à la rencontre des
manifestants des pacificateurs autorisés, avec, en tête, Tchkhéidzé [un des
leaders mencheviks], Mais les ouvriers tenaient fermement à dire leur mot,
et ils avaient quelque chose à dire. Un journaliste libéral bien connu
décrivait, dans la Rietch, la manifestation des ouvriers sur la Nevsky : «
En avant, environ une centaine d’hommes armés ; derrière eux, des rangs
réguliers d’hommes et de femmes non armés, des milliers de personnes. Des
chaînes vivantes sur les deux flancs. Des chants. Je fus frappé par
l’expression des visages. Ces milliers d’individus n’avaient qu’une seule
figure, extasiée, le visage monacal des premiers siècles du christianisme,
irréductible, implacablement prêt aux meurtres, à l’inquisition et à la mort. »
Le journaliste libéral avait regardé la révolution ouvrière dans les yeux et
senti un instant sa résolution concentrée. (…) Ce jour-là, comme la veille, les
manifestants ne s’en allaient pas renverser le gouvernement, bien que,
certainement, leur majorité dût déjà sérieusement réfléchir à ce problème ».
En réponse, le régime mobilise
ses propres troupes le 21 avril : « La Nevsky, artère principale de la
bourgeoisie, se transforma en un immense meeting des cadets. Une manifestation
considérable, à la tête de laquelle se trouvèrent les membres du comité central
cadet, se dirigeait vers le palais Marie [siège du gouvernement]. Partout,
l’on voyait des pancartes tout fraîchement sorties de l’atelier. «
Confiance entière au gouvernement provisoire ! » « Vive Milioukov ! » Les
ministres étaient aux anges : ils avaient trouvé leur « peuple » à eux,
d’autant mieux visible que des émissaires du soviet s’épuisaient à disperser
les meetings révolutionnaires, refoulant les manifestations d’ouvriers et de
soldats du centre vers les faubourgs et dissuadant d’agir les casernes et les
usines.
Sous couleur de défendre le
gouvernement, avait lieu une première mobilisation franchement et largement
déclarée des forces contre-révolutionnaires. Au centre de la ville apparurent
des camions chargés d’officiers, de junkers, d’étudiants armés. Sortirent aussi
les chevaliers de Saint-Georges. La jeunesse dorée organisa sur la Nevsky un
tribunal public incriminant sur place les léninistes et les « espions allemands
». Il y eut des échauffourées et des victimes. La première collision sanglante,
à ce que l’on a raconté, débuta par une tentative que firent des officiers pour
arracher à des ouvriers un drapeau portant une inscription contre le
gouvernement provisoire. On s’affrontait avec un acharnement toujours
croissant, une fusillade s’ouvrit qui, dans l’après-midi, devint presque
incessante. Personne ne savait exactement quels étaient ceux qui tiraient et
dans quel but. Mais il restait déjà des victimes de cette fusillade
désordonnée, causée en partie par la malfaisance, en partie par la panique (…)
Non, cette journée ne ressemblait
en rien à une manifestation d’unité nationale. Deux mondes se dressaient l’un
en face de l’autre. Les colonnes de patriotes, appelées dans la rue par le
Parti cadet contre les ouvriers et les soldats, se composaient exclusivement
des éléments bourgeois de la population, officiers, fonctionnaires,
intellectuels. Deux torrents humains, l’un pour Constantinople, l’autre pour la
paix, déferlaient de différentes parties de la ville. »
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