Les
premiers actes du pouvoir ouvrier
Au
lendemain de l’insurrection d’Octobre, le 25 octobre (7 novembre selon notre
calendrier), s’ouvrait à Petrograd le deuxième congrès des soviets. Ceux-ci
prenaient ainsi tout le pouvoir en main. Voici le récit qu’en fait Trotsky dans
son Histoire de la Révolution russe :
« Le 25
octobre devait s’ouvrir à Smolny le Parlement le plus démocratique de tous ceux
qui ont existé dans l’Histoire mondiale.
(…) De
l’armée et du front, à travers le blocus des comités d’armée et des
états-majors, c’étaient presque uniquement des soldats du rang qui faisaient
leur percée comme délégués. Dans leur majorité, ils n’avaient accédé à la vie
politique que depuis la révolution. Ils avaient été formés par l’expérience de
huit mois. Ce qu’ils savaient était peu de choses, mais ils le savaient
solidement. L’apparence extérieure du congrès en démontrait la composition. Les
galons d’officier, les lunettes et les cravates d’intellectuels du premier
congrès avaient presque complètement disparu. (…) Les délégués des tranchées
n’avaient pas l’air très présentables : pas rasés depuis longtemps, couverts de
vieilles capotes déchirées (...). La nation plébéienne avait envoyé pour la
première fois une représentation honnête, non fardée, faite à son image et
ressemblance.
(…) Au
moment de l’ouverture, l’on comptait 650 participants ayant voix délibérative.
Il revenait aux bolcheviks 390 délégués ; loin d’être tous membres du Parti,
ils étaient en revanche la substance même des masses (…). Nombreux étaient ceux
des délégués qui, étant arrivés avec des doutes, achevaient rapidement de mûrir
dans l’atmosphère surchauffée de Petrograd. (…)
Lounatcharsky
trouve enfin la possibilité de lire à haute voix un appel aux ouvriers, aux
soldats, aux paysans. Mais ce n’est pas simplement un appel : par le seul
exposé de ce qui s’est passé et de ce que l’on prévoit, le document, rédigé à
la hâte, présuppose le début d’un nouveau régime étatique. “Les pleins pouvoirs
du Comité exécutif central conciliateur ont expiré. Le gouvernement provisoire
est déposé. Le congrès prend le pouvoir en main.” Le gouvernement soviétique
proposera une paix immédiate, remettra aux paysans la terre, donnera un statut
démocratique à l’armée, établira un contrôle sur la production, convoquera en
temps opportun l’assemblée constituante, assurera le droit des nations de la
Russie à disposer d’elles-mêmes. “Le congrès décide que tout le pouvoir, dans
toutes les localités, est remis aux soviets.” […]
Lénine
reçoit la parole pour traiter de la paix. Son apparition à la tribune soulève
des applaudissements interminables. Les délégués des tranchées regardent de
tous leurs yeux l’homme mystérieux qu’on leur a appris à détester et qu’ils ont
appris, sans le connaître, à aimer. S’agrippant solidement au bord du pupitre
et dévisageant de ses petits yeux la foule, Lénine attendait, sans s’intéresser
visiblement, aux ovations incessantes qui durèrent plusieurs minutes. Quand la
manifestation fut terminée, il dit simplement : “Maintenant, nous allons nous
occuper d’édifier l’ordre socialiste.” […]
Écoutez,
peuples ! La révolution vous invite à la paix. Elle sera accusée d’avoir violé
les traités. Mais elle en est fière. Rompre avec de sanglantes alliances de
rapaces – c’est un grand mérite dans l’histoire. Les bolcheviks osèrent. Ils
furent seuls à oser. La fierté éclate dans les cœurs. Les yeux s’enflamment.
[…] “Brusquement, sur une impulsion générale – racontera bientôt John Reed,
observateur et participant, chroniqueur et poète de l’insurrection – nous
nous trouvâmes tous debout, reprenant les accents entraînants de
l’Internationale. Un vieux soldat aux cheveux gris pleurait comme un enfant.
Alexandra Kollontaï cillait rapidement des yeux pour ne pas pleurer. La
puissante harmonie se répandait dans la salle, perçant vitres et portes, et
montant bien haut vers le ciel.”
Était-ce
vers le ciel ? Plutôt vers les tranchées d’automne qui découpaient la misérable
Europe crucifiée, vers les villes et villages dévastés, vers les femmes et les
mères en deuil. “Debout, les damnés de la terre ; debout, les forçats de la
faim !...” Les paroles de l’hymne s’étaient dégagées de leur caractère
conventionnel. Elles se confondaient avec l’acte gouvernemental. C’est de là
que leur venait leur sonorité d’action directe. Chacun se sentait plus grand et
plus significatif en ce moment-là. Le cœur de la révolution s’élargissait au
monde entier. »
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