Biélorussie
: la classe ouvrière mobilisée
26 Août 2020
« Nous ne sommes ni des moutons,
ni des veaux, ni "tes petits" – nous sommes les travailleurs de MTZ,
et nous ne sommes pas une vingtaine mais 16 000. » C’est en
ces termes que, sur leur banderole, les grévistes de la plus grande usine
d’engins agricoles, militaires et de chantier de Biélorussie ont répliqué au
président Loukachenko.
Ils défient son pouvoir dans des
manifestations et dans la grève, comme des pans de plus en plus nombreux d’une
classe ouvrière qui, héritage de l’étatisme de la période soviétique, reste
concentrée en de fortes unités industrielles, parfois au cœur même des villes.
Face au scrutin truqué du 9 août
et à son bénéficiaire, Loukachenko, qui dirige l’État d’une main de fer depuis
vingt-six ans, de simples citoyens avaient aussitôt tenu à crier leur colère.
La férocité des forces antiémeute d’un régime qui jusqu’alors se donnait des
airs paternalistes, les morts, les centaines de blessés, les milliers
d’arrestations, ont fait le reste. En quelques jours, le régime s’est trouvé
rejeté de toutes parts, ou presque.
Socialement indifférencié à ses
débuts, ce rejet a pris une nette tournure ouvrière, avec l’irruption sur la
scène de grévistes de l’automobile, de la construction, de la chimie, des
mines, notamment. Défilant en cortèges imposants ou votant la grève en
assemblée générale et élisant leurs comités de grève dans les usines, les
travailleurs donnent désormais à la contestation générale sa physionomie et sa
force, en paralysant l’économie jusqu’à un certain point.
Loukachenko ne s’y est pas trompé
quand, voulant reprendre la main, il s’est tourné le 17 août, non pas vers
l’opposition libérale, mais vers les ouvriers de MTZ. Espérait-il les mettre
dans sa poche ? En tout cas, il en a été pour ses frais : c’est sous
les huées qu’ils ont accueilli ses propos doucereux, ses menaces et appels à
reprendre le travail.
Profitant d’une conjoncture
internationale assez favorable, le régime a longtemps posé au protecteur de
« ses » travailleurs. Mais depuis une dizaine d’années son masque est
tombé. Généralisation des contrats précaires même dans le secteur étatisé,
censé être protégé et qui reste le principal employeur ; contrats d’un an
renouvelables avec interdiction pour le travailleur de partir avant terme,
alors que sa direction peut le muter à sa guise ou le prêter à une autre
entreprise ; salaires gelés à un niveau dérisoire (entre 100 et 250 euros)
et parfois versés avec retard ; instauration d’amendes sur le salaire ;
conditions de travail aggravées et sanctions contre ceux qui ne s’y plient
pas ; apparition du chômage, phénomène jusqu’alors assez rare ;
dénonciation des chômeurs dans les discours des dirigeants et projet,
finalement annulé, de taxer ceux « qui ne veulent pas travailler » ;
interdiction renforcée de créer un syndicat sans l’aval de l’employeur ;
régime des retraites dégradé ; menaces de privatisation sous les effets de
la crise mondiale et du ralentissement de l’économie russe, principal partenaire
et fournisseur de la Biélorussie…
Ces mesures, dont beaucoup ont
été prises sur simple décret présidentiel, et le fait que Loukachenko a traité
par-dessus la jambe les risques du Covid-19, ont focalisé le mécontentement sur
sa personne. Elles l’ont détourné du même coup des privilégiés de la
bureaucratie d’État, dont certains dirigeants se verraient bien remplacer
Loukachenko s’il devait passer la main sous la pression des événements.
Ce passage de relais au sommet se
ferait avec la bénédiction de Poutine, comme des principaux chefs d’État et de
gouvernement de l’Union européenne, tous inquiets de voir se développer une
situation explosive à leurs frontières. D’autant que des travailleurs de pays
voisins pourraient se reconnaître dans le combat de leurs frères et sœurs de Biélorussie,
qui affrontent les sbires en armes d’un régime qui veut leur faire payer les
effets de la crise.
L’opposition libérale, elle, a
mis sur pied un Conseil de coordination censé préparer la relève du pouvoir. Sa
composition est tout un programme : un diplomate et ex-ministre de
Loukachenko ; la prix Nobel de littérature Svetlana Alexeïévitch qui,
après avoir été une auteure en vue sous Brejnev, fustige « l’homme
rouge » et le communisme ; une brochette de juristes ; une coordinatrice
de la campagne de Svetlana Tikhanovskaïa, la challenger de Loukachenko à la
présidentielle. Sans oublier un représentant du comité de grève de MTZ,
poursuivi en justice par le pouvoir, pour que la classe ouvrière ait
l’impression d’avoir voix au chapitre.
Quant à Tikhanovskaïa, elle
prône, depuis la Lituanie voisine, un « dialogue constructif » avec
le pouvoir, ce même pouvoir qui matraque à tout-va et licencie les grévistes.
Et, si elle appelle les travailleurs à élargir la grève « dans la
légalité », c’est, dit-elle, pour préparer un retour « à la
normale » : celle de ce régime honni, car oppresseur et
exploiteur ?
Pierre
LAFFITTE (Lutte ouvrière n°2717
|
Budapest 1956 |