jeudi 6 août 2015

Hiroshima, Dresde : le terrotisme d'Etat. Un article de l'hebdomadaire Lutte Ouvrière de 2005, toujours d'actualité dix ans plus tard.


Il y a 60 ans - Hiroshima et Nagasaki

 

Il y a soixante ans, le monde a pris conscience de la formidable capacité de destruction des armes nucléaires. Depuis, cette prise de conscience fait partie de notre univers mental. La guerre atomique a plusieurs fois été présentée comme un risque imminent, au cours de la Guerre Froide. On en a parfois évoqué la possibilité lors des guerres de libération de peuples colonisés. C'est encore son spectre que les grandes puissances utilisent pour revendiquer le monopole nucléaire, parlant cyniquement de «non-prolifération de l'arme atomique».

Ces jours-ci, c'est le battage médiatique autour des capacités nucléaires, réelles ou supposées, de l'Iran. Ces quinze dernières années, le péril venait plutôt de la Corée du Nord. Avant, on avait montré du doigt l'Irak de Saddam Hussein, et bien d'autres États du Tiers Monde qui étaient dénoncés comme de potentiels fauteurs de guerre atomique.

Il n'empêche que jusqu'à présent les États-Unis sont les seuls à avoir réellement utilisé la bombe atomique, il y a soixante ans, à Hiroshima et Nagasaki. Et ce seul fait montre toute l'hypocrisie des dirigeants de la première puissance impérialiste mondiale quand ils dénoncent les «armes de destruction massive» de tel ou tel État du Tiers Monde.

Il n'empêche aussi que la France, dont le président Mitterrand fit couler le navire GreenPeace, le Rainbow Warrior parce qu'il aurait pu troubler ses essais nucléaires à Mururoa, et dont le successeur, Chirac, fit reprendre ces essais en 1995, est assez mal placée pour donner des leçons à l'Iran, ou à d'autres, sur ce sujet.

Le 6 août 1945, un bombardier américain larguait une seule bombe, mais une bombe atomique, sur la ville japonaise d'Hiroshima. En quelques secondes, cette ville industrielle était rasée. 150 000 personnes périrent. Le 9 août, une seconde bombe atomique était lancée sur Nagasaki, faisant plus de 70 000 morts.

La plupart des articles et les émissions de télévision qui commémorent le soixantième anniversaire de cette hécatombe expliquent que, si les dirigeants américains ont décidé d'utiliser la nouvelle arme atomique tout juste mise au point contre ces deux villes, c'était pour mettre plus vite fin à la guerre mondiale. C'est une contre-vérité.

Que la décision du président Truman d'utiliser l'arme atomique n'ait pas été prise pour des raisons militaires, c'est ce que confirme dans ses mémoires l'amiral Leahy, chef d'état-major de Roosevelt puis de Truman: «L'utilisation à Hiroshima et Nagasaki de cette arme barbare ne nous a pas aidés à remporter la guerre (...) En étant le premier pays à utiliser la bombe atomique, nous avons adopté (...) la règle éthique de barbares.»

La puissance dévastatrice de la bombe atomique aida les dirigeants japonais à faire accepter à leur peuple une capitulation sans condition qu'ils avaient jusque-là refusée.

Mais, quoi qu'ils aient dit, ils étaient prêts à capituler dès mai-juin 1945, à la seule condition que les Alliés acceptent le maintien de l'empereur. Et de leur côté les États-Unis étaient prêts à faire cette concession. Un rapport du Département d'État avait souligné dès 1943 que le maintien de l'institution impériale serait un «facteur important en vue de l'établissement d'un gouvernement d'après-guerre stable et modéré».

Or il y avait un risque sérieux que l'appareil d'État japonais s'effondre à la suite de la capitulation, avant que les troupes américaines ne débarquent (elles étaient encore à 500 km), contrairement à l'Allemagne qui était totalement occupée, et donc sous contrôle, au moment de sa capitulation.

Mais les États-Unis poursuivaient d'autres objectifs que de hâter la capitulation du Japon. Comme tous leurs alliés, y compris l'URSS de Staline, ils étaient hantés par la crainte qu'une profonde révolte ne soulève les peuples, particulièrement ceux des puissances vaincues, contre la bourgeoisie et les dirigeants responsables de cette guerre qui avait causé tant de souffrances et d'horreurs.

Ils craignaient l'éclatement de troubles révolutionnaires semblables à ceux qui avaient marqué la fin de la Première Guerre mondiale. L'ordre social en avait été dangereusement déstabilisé. La Révolution russe avait ouvert une longue période d'instabilité, de mouvements révolutionnaires, d'insurrections et de guerres civiles, et de soulèvements contre l'impérialisme dans les pays pauvres ou colonisés.

A bien des égards le Japon ressemblait d'ailleurs à la Russie de 1917: des millions de paysans maintenus sous le joug d'une structure sociale arriérée, des classes dominantes pleines de morgue, un régime militariste et bureaucratique sur le point d'être vaincu, une classe ouvrière surexploitée mais moderne et très concentrée.

C'était déjà pour prévenir tout esprit de révolte chez les opprimés que les États-Unis et l'Angleterre avaient pratiqué les bombardements terroristes contre les villes allemandes et japonaises, dès que leurs avions avaient pu les atteindre. En février 1945 Dresde, ville sans intérêt militaire qui abritait des dizaines de milliers de réfugiés, avait été rasé. Il y aurait eu 135 000 morts, presque autant qu'à Hiroshima. Mais il avait fallu déployer plusieurs milliers de bombardiers et de chasseurs, lancer 650 000 bombes incendiaires et des dizaines de milliers de bombes classiques pour obtenir le même résultat qu'un seul avion porteur d'une bombe atomique de 4,5 tonnes.

L'utilisation de la bombe atomique fut une gigantesque et effrayante démonstration de force des États-Unis: à l'égard du peuple japonais d'abord, qu'il contraignit à accepter le maintien de l'empereur et de l'appareil d'État qui l'avait mené à la catastrophe; à l'égard de l'Union soviétique, alliée alors mais héritière lointaine de la Révolution russe; enfin à l'égard des travailleurs et des peuples opprimés du monde entier tentés de se révolter. A tous ceux-là, la menace de la terreur nucléaire devait inspirer le respect de l'ordre impérialiste.

Le feu nucléaire qui s'abattit sur Hiroshima et Nagasaki éclaire le vrai visage de la prétendue «croisade des démocraties contre le fascisme» qu'aurait été - pour les défenseurs des puissances capitalistes alliées - la Seconde Guerre mondiale.

                                                                             Vincent GELAS

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