Égypte - Entre la dictature de l'armée et celle des islamistes
Un mois après le coup d'État du 3 juillet, au cours duquel l'armée
égyptienne a mis fin aux pouvoirs du président élu Mohammed Morsi,
représentant des Frères musulmans, la tension est loin d'être
retombée. Les manifestations de protestation des Frères musulmans se
succèdent. Chaque fois, ces manifestations se concluent par des dizaines
de morts sous les balles de l'armée. Aux offres des
militaires de négocier une présence de représentants de la confrérie au
sein du gouvernement, les porte-parole de celle-ci répondent que
désormais aucun accord n'est plus possible avec l'armée.
Les dirigeants des Frères musulmans et du parti qui les représente,
le Parti de la justice et de la liberté, disent refuser toute solution
autre que le « retour à la légalité constitutionnelle »,
ce qui signifie le retour de Mohammed Morsi à la présidence. Ils
estiment sans doute que l'attitude d'opposition frontale au coup d'État
est celle qui à terme les renforcera le plus dans l'opinion
populaire.
Face au Frères musulmans, le général Al-Sissi a appelé tous ceux qui
avaient manifesté le 30 juin contre Mohammed Morsi à témoigner leur
soutien au nouveau gouvernement dont il est l'homme fort. «
Les Égyptiens honnêtes » ont ainsi été appelés à lui donner mandat «
pour en finir avec la violence et le terrorisme » et, le vendredi
26 juillet, des centaines de milliers de personnes ont répondu à
cet appel des chefs de l'armée.
L'armée égyptienne voudrait se présenter comme le rempart qui protège
la population contre la menace d'une dictature islamiste. Elle est là
dans la continuité de son attitude lors de la chute de
Moubarak, en février 2011, où elle s'était présentée comme l'« armée du
peuple » défendant ce dernier contre la dictature et contre la
répression policière. Mais elle ne protège en rien la population
et ne défend en rien ses intérêts.
Deux ans après le départ de Moubarak, aucun des espoirs que pouvait
nourrir la population pauvre n'a été satisfait. Dans une situation
sociale chaque jour plus dramatique, le mécontentement s'est
en grande partie tourné contre les Frères musulmans au gouvernement.
Mais si les chefs de l'armée ont saisi l'occasion pour reprendre
directement le pouvoir, il ne s'agissait pas seulement de régler
leurs comptes avec un parti rival qui cherchait à leur retirer une
partie de leurs prérogatives. Il s'agissait aussi et surtout de parer au
risque d'instabilité politique et sociale par le retour de
la dictature directe de l'armée.
Le pouvoir de l'armée de ce point de vue n'est pas dirigé seulement,
ni même principalement, contre les Frères musulmans. Il est avant tout
dirigé contre la population pauvre. C'est contre elle,
c'est pour garantir la bourgeoisie égyptienne et ses alliés
impérialistes contre les possibilités de révolte populaire, que l'armée
tente de rétablir un pouvoir fort et que les services policiers du
temps de Moubarak reprennent du service. L'image d'armée populaire et de
défenseur du peuple qu'elle se donne est un masque. Celui-ci pourrait
ne pas tenir longtemps, tandis que de leur côté les
Frères musulmans rejetés dans l'opposition et en butte à une répression
sanglante se forgent une image de représentants du peuple martyrs de la
démocratie. Ainsi, le pouvoir de l'armée n'est même pas
une garantie contre leur renforcement politique.
La population pauvre d'Égypte ne peut pas, ne doit pas se laisser
réduire à cette fausse alternative entre la dictature de l'armée et une
dictature islamiste. Il faut qu'il en émerge une autre,
décidée à lutter jusqu'au bout pour imposer les exigences vitales de la
population contre la bourgeoisie et contre l'impérialisme. Une
alternative que seule la classe ouvrière égyptienne pourra
vraiment incarner, en se mobilisant pour ses intérêts politiques sans
faire allégeance ni aux généraux ni aux dirigeants islamistes.
André FRYS