L’armistice,
l’état-major et les soldats
Au lendemain de la prise du
pouvoir par les Soviets, le décret sur la paix proposait « à tous les peuples
belligérants et à leurs gouvernements d’entamer des pourparlers immédiats en
vue d’une paix juste et démocratique ». Une paix « dont a soif l’écrasante
majorité des classes ouvrières et laborieuses, épuisées, harassées, martyrisées
par la guerre, dans tous les pays belligérants » et qui « ne peut être qu’une
paix immédiate, sans annexions (c’est-à-dire sans mainmise sur les terres
étrangères, sans rattachement par la force de nationalités étrangères) et sans
contributions de guerre ».
Mais pour cela, il fallait briser
la résistance du Grand quartier général de l’armée tsariste – le GQG ou, en
russe, la stavka – que les précédents gouvernements provisoires bourgeois
avaient laissé en place. Victor Serge décrit cette étape du combat contre
l’ancien appareil d’État dans son livre L’an I de la Révolution russe.
« Le 9 novembre, Lénine, Staline
et Krylenko appelaient au téléphone le général Doukhonine et lui prescrivaient
d’engager immédiatement avec les Austro-Allemands des négociations d’armistice.
Ne recevant que des réponses évasives, ils terminaient cette conversation
téléphonique en retirant à Doukhonine son commandement : “ Le sous-lieutenant
Krylenko est nommé commandant en chef. ” Mais comment désarmer l’état-major ?
(…) Un radio rédigé par Lénine appela la troupe à intervenir :
“ Soldats, la cause de la paix
est entre vos mains. Vous ne laisserez pas les généraux contre-révolutionnaires
saboter la grande œuvre de la paix, vous les placerez sous bonne surveillance
afin d’empêcher des lynchages indignes de l’armée révolutionnaire et de ne pas
leur permettre d’échapper au tribunal qui les attend. Vous observerez l’ordre
révolutionnaire et militaire le plus strict.
Que les régiments du front
élisent sur l’heure des mandataires afin d’engager avec l’ennemi des
négociations formelles d’armistice. Le Conseil des commissaires du peuple vous
y autorise. Informez-nous par tous les moyens du cours des négociations. Le
Conseil des commissaires du peuple a seule qualité pour signer l’armistice
définitif. ”
(…) Lénine précisa sa pensée : “
On ne peut vaincre Doukhonine, dit-il, qu’en s’adressant à l’initiative et au
sentiment de l’organisation des masses. La paix ne sera pas faite que d’en haut,
il faut l’obtenir par en bas. ” (…)
Les troupes se retournèrent
contre la stavka ; le 18 novembre, au moment de fuir et de se transporter en
Ukraine, l’état-major se trouva en présence des soldats. “ La stavka,
écrit dans ses Mémoires l’émigré Stankévitch qui s’y trouvait, avait
à peine commencé ses préparatifs de départ que des foules de soldats excités
firent leur apparition, déclarant qu’elles ne laisseraient pas partir le GQG
(…). La stavka n’avait pas un soldat pour la défendre… Doukhonine se disait
surveillé par son ordonnance. ” Les officiers alliés, quelques généraux et
quelques unités réactionnaires parvinrent seuls à s’échapper. À l’arrivée de
Krylenko et des marins rouges, le généralissime Doukhonine, arrêté, fut
massacré dans la gare de Mohilev. (…)
Tandis que Krylenko entrait à la
stavka de Mohilev, l’homme du coup de force manqué de septembre, l’homme du
rétablissement de la peine de mort aux armées, le dictateur rêvé naguère de la
bourgeoisie russe et alliée, Kornilov, (…) se mit à la tête de son détachement
et se fraya un chemin vers le Don (…). Le vieux général Alexeiev s’y consacrait
depuis le début de novembre à l’organisation d’une armée de volontaires de
l’ordre (…). Le général Dénikine s’exprime avec une louable précision sur la nature
de ces forces de la contre-révolution. À l’appel de l’armée de volontaires
répondirent “ les officiers, les junkers, la jeunesse des écoles, et très, très
peu d’autres éléments (…). La nation ne se leva pas (…). Dans ces conditions de
recrutement, l’armée [blanche] eut, dès sa naissance, un profond
défaut organique ; elle revêtait le caractère d’une armée de classe. ” (…)
Le 18 novembre, tandis que
succombait la stavka, un train spécial emportait vers Brest-Litovsk la
délégation soviétique chargée de négocier l’armistice. Elle comprenait neuf
personnes : A-A Ioffé, vieil immigré, ancien collaborateur de Trotsky à la Pravda
viennoise ; L-B Kamenev ; L-G Mstislavski, officier socialiste-révolutionnaire
de gauche et journaliste de talent ; G-I Sokolnikov, une terroriste d’hier
(socialiste-révolutionnaire de gauche également), A-A Bitzenko ; un marin, un
soldat, un paysan, un ouvrier. (…)
Ces négociations furent un duel.
Pour la première fois dans l’histoire moderne, des hommes aussi différents,
représentant non plus des États, mais des classes sociales ennemies,
s’affrontaient. »
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire