Août-septembre
: le putsch manqué de Kornilov
Le général Kornilov, nommé par
Kerenski à la tête des armées, se proclame sauveur de la Sainte Russie, veut
instaurer sa dictature et en finir avec la révolution. Il lui faut pour cela
écarter Kerenski. Ce dernier, sachant ce qui l’attend, ne voit d’autre issue
que d’appeler à l’aide le prolétariat de la capitale et ses organisations, y
compris le Parti bolchevique. Sans attendre, les marins de Cronstadt, qui
avaient débarqué à Petrograd pour faire face aux redoutables cosaques de la
Division sauvage, commencent par sortir de prison Trotsky et d’autres
dirigeants du Parti bolchevique. En 48 heures, ceux-ci vont coordonner la grève
générale et la mobilisation des soviets contre le coup d’État. Le journaliste
anglais Albert Rhyss Williams le relate dans son livre-témoignage À travers
la révolution russe :
« La bourgeoisie, soutenue par
les Alliés et l’état-major, était également déterminée à continuer la guerre.
Elle en attendait trois choses : 1° La guerre continuerait à leur donner
d’énormes profits basés sur les contrats passés avec l’armée. 2° En cas de
victoire, elle leur donnerait comme part de butin les Détroits et
Constantinople. 3° Elle leur donnerait une chance d’écarter la demande la plus
impérieuse des masses au sujet de la terre et des usines.
Ils pratiquaient la sagesse de
Catherine la Grande, qui disait : « Pour sauver notre Empire de
l’empire du peuple, le moyen est de déclarer une guerre et ainsi de substituer
la passion nationale aux aspirations sociales. » Maintenant, les aspirations
sociales des masses russes mettaient en danger le pouvoir bourgeois sur la
terre et le capital. Mais, si la guerre continuait, le moment de rendre des
comptes aux masses serait reculé. Les énergies absorbées par la guerre ne
pourraient pas être employées à continuer la révolution. « Continuons la
guerre jusqu’à la victoire » devenait le cri de ralliement de la bourgeoisie.
Mais le gouvernement de Kerenski
ne pouvait pas contrôler les soldats. Ils ne répondaient plus à l’éloquence
romantique de cet homme. La bourgeoisie chercha un homme d’armes. « La
Russie doit avoir un homme énergique qui ne tolérera pas la folie révolutionnaire,
mais qui gouvernera avec une main de fer, disaient-ils. Ayons un
dictateur. »
Comme homme d’armes, ils
choisirent le général Kornilov. À la conférence de Moscou, il avait gagné le
cœur de la bourgeoisie en demandant une police de sang et de fer. De sa propre
initiative, il avait introduit la peine de mort dans l’armée. Avec des
mitrailleuses, il avait massacré des bataillons de soldats réfractaires et
avait jeté leurs corps raidis dans les fossés. Il déclarait que seul un remède
de cette énergie pouvait guérir les maladies de la Russie.
Le 9 septembre [27 août
pour le calendrier russe d’alors – NdR], Kornilov publia la proclamation
suivante : « Notre grand pays agonise sous la pression de la majorité
bolchevique du soviet. Le gouvernement Kerenski agit en complet accord avec
l’état-major allemand. Que ceux qui croient en Dieu et aux Églises prient le
Seigneur de faire le miracle de sauver notre patrie. » Il retira du front
soixante-dix mille hommes — beaucoup d’entre eux étaient des musulmans —, sa
garde du corps turque, des cavaliers tartares et des montagnards circassiens.
Les officiers jurèrent sur la garde de leurs épées que, lorsqu’ils auraient
pris Petrograd, les socialistes athées seraient obligés d’achever la
construction de la grande mosquée sous peine d’être fusillés. Avec des avions,
des autos blindées anglaises et la Division sauvage assoiffée de sang, Kornilov
s’avança sur Petrograd au nom de Dieu et d’Allah. Mais il ne prit pas la ville.
Au nom des soviets et de la
révolution, les masses se levèrent comme un seul homme pour la défense de la
capitale. Kornilov fut déclaré traître et hors la loi. Les arsenaux furent
ouverts et des fusils mis entre les mains des ouvriers. Les gardes rouges
circulèrent en patrouilles dans les rues, des tranchées furent creusées, des
barricades élevées en hâte. Des socialistes musulmans se trouvaient dans les
rangs de la Division sauvage. Au nom de Marx et de Mahomet, ils exhortèrent les
montagnards à ne pas marcher contre la révolution. Leurs plaidoyers et leurs
arguments prévalurent. Les forces de Kornilov fondirent et le dictateur fut
fait prisonnier avant d’avoir tiré un coup de fusil. Les bourgeois furent
accablés de voir que l’espoir de la contre-révolution tombait si facilement
sous les coups de la révolution.
Les prolétaires se trouvaient
encouragés dans la même mesure. Ils voyaient combien leurs forces et leurs
unités avaient de puissance. Ils sentaient de nouveau quelle solidarité liait
toutes les fractions des masses travailleuses. Les tranchées et l’usine
s’acclamaient. Les soldats et les ouvriers n’oublièrent pas de rendre un tribut
spécial aux marins pour le grand rôle qu’ils jouèrent dans l’affaire. »
La démonstration était faite :
pour sauver la révolution, il faudrait rapidement en finir avec le pouvoir de
la bourgeoisie, en concentrant le pouvoir dans les mains des ouvriers et des
paysans pauvres.