Après le deuxième tour des législatives, les acteurs de la politique ont changé, mais pas la politique du grand capital
Avec ses 314 députés, en comptant ceux de ses filiales directes, les Radicaux
de gauche et le MRC de Chevènement, sur un total de 577 sièges, le Parti
socialiste dispose donc d'une majorité à l'Assemblée nationale sans précédent
depuis 1981 (le PS disposait de 285 sièges, il est vrai sur 491 à l'époque). À
ce nombre, il faut ajouter les 18 députés d'Europe écologie-les Verts et les 10
du Front de gauche, qui font également partie de la majorité présidentielle.
Avec le Sénat, à majorité de gauche depuis quelques mois, Hollande dispose de
ce que même Mitterrand n'a jamais eu : la mainmise sur toutes les institutions
centrales de l'État, la présidence, le gouvernement, le Sénat et l'Assemblée
nationale, sans oublier des positions majoritaires à des niveaux intermédiaires
de l'appareil d'État (conseils régionaux, généraux, etc.).
Et pourtant, malgré leur sensibilité exacerbée par les temps qui courent, la
Bourse ne s'est pas effondrée, les marchés financiers ne se sont pas affolés.
Élections pour élections, ils étaient bien plus préoccupés de celles qui avaient
lieu le même jour en Grèce.
Il n'y a même pas eu ce petit et court moment de panique qui avait accompagné
l'arrivée au pouvoir de Mitterrand, touchant il est vrai les franges les plus
bornées de la bourgeoisie petite et moyenne qui partaient vers la Suisse avec
des valises bourrées de billets de banque, de peur que le nouveau gouvernement,
qui à l'époque comportait des ministres du PC, puisse toucher à leurs fortunes !
Cette fois, il n'y a que le chef conservateur du gouvernement britannique qui a
brandi la hausse de la fiscalité promise par Hollande aux plus riches Cameron a
fait de la retape, en invitant ces derniers à profiter des charmes de la
fiscalité britannique.
Des socialistes qui n'inquiètent pas les possédants
C'est que le long règne de Mitterrand puis le passage de Jospin à la tête du
gouvernement ont eu le temps de convaincre même les possédants les plus stupides
qu'ils n'avaient rien à craindre d'un gouvernement socialiste, et peut-être même
quelque chose à y gagner : la capacité d'un gouvernement de gauche à faire
avaler la pilule des mesures d'austérité aux classes populaires.
Oh, même lors de la venue au pouvoir de Mitterrand, la bourgeoisie s'était
déjà fait une religion des hommes politiques arrivés au pouvoir sous l'étiquette
socialiste. D'autant plus que, s'agissant de Mitterrand, cette étiquette était
toute fraîche et l'homme avait un solide passé ministériel, mouillé dans bien
des sales boulots en tant que ministre de la Justice pendant la guerre coloniale
en Algérie.
En réalité, à l'époque, ce n'étaient pas ces hommes politiques qui pouvaient
inquiéter la bourgeoisie, mais la sensibilité éventuelle de certains d'entre eux
à la pression de ceux dont les bulletins de vote les avaient portés au pouvoir.
Derrière Mitterrand, il y avait aussi le PC, avec ses dizaines de milliers de
militants ouvriers présents dans les entreprises, qui pouvaient être plus
sensibles à la pression de leurs camarades de travail qu'aux discours
conciliants des « camarades ministres ».
Eh bien, il n'y a plus rien de tel aujourd'hui !
Toute la presse a souligné qu'avec 43,7 %, l'abstention a battu tous les
records depuis 1958 au second tour d'une élection législative. L'importance de
l'abstention montre assurément le peu d'enthousiasme de l'électorat populaire à
l'égard de la nouvelle équipe au pouvoir. Mais ce n'est pas cette abstention qui
gêne la bourgeoisie. La « grande démocratie » de l'impérialisme américain tourne
très bien avec un taux d'abstention habituel de l'ordre de 40 %, voire plus.
La montée continue du nombre des abstentionnistes préoccupe principalement
les commentateurs, à qui elle permet de remplir leur temps d'antenne, pour
aboutir généralement à la conclusion qu'il y a un recul du sentiment
démocratique dans l'électorat. Décidément, le bon peuple n'est pas sensible aux
charmes de la démocratie parlementaire !
Mais pour la bourgeoisie, cette abstention a un côté rassurant : moins les
socialistes soulèvent d'enthousiasme, moins la bourgeoisie a à craindre des
retours de bâton.
PCF et Front de gauche laminés
Le mode de scrutin étant fait pour favoriser la bipolarisation, le deuxième
tour a encore accentué ce qui ressortait déjà du premier tour : le PS continue à
laminer le PCF. L'étiquette « Front de gauche » et l'abdication derrière
Mélenchon n'ont pas arrêté le mouvement. Le Front de gauche doit se contenter de
dix députés alors que PC et apparentés avaient 19 élus en 2007. Le candidat du
PC a été battu y compris dans des endroits symboliques comme Ivry, détenu par le
PC depuis 1930, Saint-Denis ou Vénissieux.
Tout en se félicitant que la droite ait été « bien battue », l'Humanité
constatait, amère, que, malgré la progression des votes en sa faveur, le PC a
obtenu moins de députés que lors de la législature précédente, au point de ne
pas avoir un nombre suffisant pour pouvoir former un groupe à l'Assemblée. Loin
de peser sur la politique du gouvernement de gauche, la direction du PC en est à
lui quémander d'abaisser le seuil pour constituer un groupe parlementaire !
« Nous ne devons pas entrer au gouvernement », affirme Marie-George Buffet
dans une interview à L'Humanité, pour ajouter aussitôt : « Nous ne sommes pas
dans l'opposition mais dans la majorité de gauche de façon constructive pour
réussir ! » Mais pour réussir quoi ?
Trotsky avait affirmé en substance, lors de la constitution du gouvernement
de Front populaire en 1936, soutenu à l'époque de l'extérieur par le PC, que le
ministérialisme sans ministre en est la forme la plus hypocrite. Le PC paie une
fois de plus sa stratégie politique d'alignement derrière un PS « gérant loyal
du capitalisme », comme le disait si bien Léon Blum.
Il n'y a certainement pas à s'en réjouir. La diminution constante de
l'influence électorale du PC au profit du PS est l'expression du fait que la
majorité de gauche à l'Assemblée n'est pas du tout le signe d'une poussée à
gauche dans l'électorat mais, au contraire, d'une évolution vers la droite.
À l'autre bout de l'éventail politique, le FN tire profit du même mouvement.
Ce n'est certes pas en soi l'entrée de deux députés du FN dans ce moulin à
paroles qu'est l'Assemblée qui pose problème. Mais elle est le reflet d'un
mouvement de l'opinion vers l'extrême droite qui a contaminé jusqu'à l'électorat
populaire.
Il est déjà significatif que Marine Le Pen ait obtenu au premier tour 22
460 voix, soit 42,26 % des votes exprimés, dans une ville très populaire,
Hénin-Beaumont, fief du PS pendant longtemps. Mais il est peut-être plus
significatif encore qu'entre le premier et le second tour Marine Le Pen ait
récolté 4 234 voix supplémentaires, en les trouvant parmi les abstentionnistes
du premier tour.
Le fait que le candidat socialiste soit passé devant Marine Le Pen, à une
centaine de suffrages près, constitue une maigre consolation.
L'austérité à l'ordre du jour
La veille du deuxième tour, Le Monde titrait en une : « Et maintenant, quelle
rigueur prépare la gauche ? » Ce qui était formulé encore comme une question la
veille de l'élection, est devenu une affirmation dans tous les commentaires, le
soir de l'annonce des résultats et le lendemain. Tous ces journalistes, tous ces
économistes distingués ont-ils découvert la chose en une nuit et pendant le
week-end ? Bien sûr que non ! Toute la corporation savait que la politique qui
serait menée ne dépendrait en rien des résultats des élections, mais de ce que
le grand patronat allait exiger une fois le spectacle électoral terminé. Ils le
savaient, mais ils ne le disaient pas !
En effet le gouvernement socialiste est désormais sommé de prendre les
décisions exigées par le grand patronat et par les grandes banques.
Quelle sera la priorité dans l'enchaînement des mesures de rigueur ? Les
classes populaires ne tarderont pas à le découvrir, car c'est à leur détriment
que ces mesures seront prises, quelles que soient les dénominations dont on les
affublera.
Le nouveau gouvernement a eu un délai de grâce dû au fait que les élections
grecques n'ont pas abouti à un chaos, avec l'impossibilité de former un
gouvernement et le risque qui en découlait que la Grèce quitte la zone euro ou
qu'elle en soit chassée. Mais le soubresaut financier qui pouvait en résulter
dans l'immédiat n'a été que retardé, et la crise pourrait éclater à propos
d'autre chose en Grèce... ou ailleurs, en Espagne ou en Italie par exemple.
Et, au-delà de la menace permanente de nouvelles convulsions financières, il
y a de toute façon le marasme de l'ensemble de l'activité économique. S'il se
prolonge en s'aggravant, comme tout le laisse penser pour le moment, il
affectera toutes les classes populaires.
La droite et l'extrême droite dans l'opposition auront pour stratégie de
rejeter sur le gouvernement socialiste toutes les conséquences de la crise de
l'économie capitaliste et de l'offensive du grand patronat. Et, par-dessus le
gouvernement, la droite et l'extrême droite s'efforceront de rendre responsable
de tout cela la classe ouvrière, ses « exigences », son « incapacité à s'adapter
à la situation de crise » ou son « refus des sacrifices ». Et de reprocher au
gouvernement socialiste de ne pas oser affronter les travailleurs ou les
syndicats pour procéder à des « réformes courageuses », dans le genre de celles
qu'a prises Sarkozy pour repousser l'âge de la retraite et pour vider les poches
des retraités.
Il sera de plus en plus important dans ce contexte qu'apparaisse une force
rejetant la fausse opposition entre la politique menée par la gauche au
gouvernement et celle de la droite et de l'extrême droite, représentant l'une
comme l'autre les intérêts de la bourgeoisie. Une force politique pour affirmer
clairement les intérêts, diamétralement opposés à tous ceux-là, de la classe
ouvrière. Et aussi pour montrer aux catégories laborieuses non salariées que ce
ne sont pas les revendications des travailleurs qui les ruinent, mais les
banques et les grands groupes capitalistes de l'industrie et de la distribution,
et que l'intérêt, aussi bien matériel que politique, de tous ceux qui vivent de
leur travail est de se retrouver côte à côte, dans un combat commun contre le
grand capital.
Georges KALDY