Juillet :
les premiers pas du bonapartisme
En réprimant la fraction la plus
avancée du prolétariat à Petrograd, le gouvernement provisoire désormais dirigé
par Kerenski et où dominaient les ministres bourgeois du Parti cadet avait
mécaniquement renforcé les forces opposées à la révolution et à son propre
pouvoir. Connaissant parfaitement le déroulement de la Révolution française et
son issue, l’arrivée au pouvoir du général Bonaparte par un coup d’État, les
dirigeants du Parti bolchevique ne manquèrent pas de faire le parallèle. Dans
l’ascension de Kerenski et de son chef d’état-major, Kornilov, ils voyaient se
profiler ce danger du bonapartisme. Lénine s’en explique à la fin juillet 1917
(le 11 août, selon notre calendrier) :
« Le ministère Kerenski est
incontestablement celui des premiers pas du bonapartisme. Le principal
caractère historique du bonapartisme s’y trouve nettement affirmé : le pouvoir
d’État, s’appuyant sur la clique militaire (sur les pires éléments de l’armée),
louvoie entre deux classes et forces sociales hostiles qui s’équilibrent plus
ou moins.
La lutte de classe entre la
bourgeoisie et le prolétariat atteint son plus haut degré d’acuité : les 20 et
21 avril, puis du 3 au 5 juillet, le pays a été à un cheveu de la guerre
civile. Ce facteur économique et social ne constitue-t-il pas la base classique
du bonapartisme ? D’autres, tout à fait connexes, viennent en outre s’y ajouter
: la bourgeoisie jette feu et flamme contre les Soviets, mais ne peut pas
encore les dissoudre d’un seul coup et les Soviets, prostitués par les Tsérétéli,
les Tchernov [les dirigeants des partis menchevique et
socialiste-révolutionnaire] et consorts, ne peuvent déjà plus opposer à la
bourgeoisie une résistance sérieuse.
Les grands propriétaires fonciers
et les paysans vivent aussi dans une ambiance de veille de guerre civile : les
paysans exigent la terre et la liberté et ne peuvent être bridés – si seulement
ils peuvent l’être – que par un gouvernement bonapartiste capable de prodiguer
sans vergogne, à toutes les classes, des promesses dont aucune ne sera tenue.
Ajoutez à cela les défaites
militaires provoquées par une offensive aventureuse, avec son cortège de plus
en plus nombreux de phrases sur le salut de la patrie (qui voilent en réalité
le désir de sauver le programme impérialiste de la bourgeoisie), et vous
obtiendrez un tableau complet de la situation politique et sociale qui
caractérise le bonapartisme. (…)
Mais reconnaître l’inéluctabilité
du bonapartisme, ce n’est nullement oublier l’inéluctabilité de sa faillite.
(…)
Que le parti dise hautement et
clairement au peuple la Vérité sans réticences, qu’il dise que nous assistons
aux débuts du bonapartisme ; que le « nouveau » gouvernement Kerenski,
Avksentiev (le ministre de l’Intérieur) et Cie n’est qu’un paravent derrière
lequel se dissimulent les cadets contre-révolutionnaires et la clique
militaire, véritables détenteurs du pouvoir ; que le peuple n’aura pas la paix,
que les paysans n’auront pas la terre, que les ouvriers n’auront pas la journée
de 8 heures, que les affamés n’auront pas de pain sans liquidation complète de
la contre-révolution. Que le parti le dise, et le développement des événements
montrera, à chacune de ses phases, que le parti a raison.
La Russie a traversé, à vive
allure, une période pendant laquelle les partis petits-bourgeois
socialiste-révolutionnaire et menchevique eurent la confiance de la majorité du
peuple. Dès à présent, la majorité des masses laborieuses commence à payer
chèrement cette confiance.
Tout indique que les événements
continuent à se dérouler à très vive allure et que le pays approche de la phase
suivante pendant laquelle la majorité des travailleurs se verront obligés de
confier leur sort au prolétariat révolutionnaire. Le prolétariat
révolutionnaire prendra le pouvoir, commencera la révolution socialiste,
ralliera autour d’elle, en dépit de toutes les difficultés et de tous les
zigzags possibles du développement ultérieur, les prolétaires de tous les pays
avancés et vaincra la guerre et le capitalisme. »
C’était annoncer très précisément
ce qui allait survenir deux mois plus tard.