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On ne peut oublier ni pardonner |
Un
article de 2008 tout aussi juste aujourd’hui
11
novembre 1918 : la fin d'une boucherie qui en annonçait d'autres
Il y a 90 ans, le 11 novembre
1918, finissait la Première Guerre mondiale. Le fracas des canons et le
sifflement des obus se taisaient enfin sur le front occidental, dans les
campagnes, les villages et les villes dévastés par plus de quatre ans de
guerre.
Un par un, les alliés de l'Empire
allemand avaient signé un armistice : la Bulgarie le 30 septembre, l'Empire
ottoman le 27 octobre, l'Autriche-Hongrie le 3 novembre. Le 11 novembre enfin,
en forêt de Compiègne, l'armistice était signé entre l'Allemagne et les
représentants militaires français, agissant au nom des Alliés de l'Entente
(France, Angleterre, États-Unis, Italie). Le camp des Empires centraux sortait
de la guerre défait, tandis que celui de l'Entente remportait la victoire, pour
autant du moins qu'on puisse utiliser ce mot pour un aussi sinistre résultat.
15 millions
de morts... pourquoi ?
Du côté des peuples, les morts,
les blessés, les invalides, les veuves, les orphelins se comptaient par
millions. Les historiens dénombrent environ 9 millions de morts sous l'uniforme
: 2 000 000 pour la Russie, 1 800 000 pour l'Allemagne, 1 500 000 pour
l'Autriche-Hongrie, 1 400 000 pour la France, 900 000 Britanniques, 600 000
Italiens, 400 000 Ottomans... En France, un mobilisé sur six n'était pas
revenu, 10 % des hommes actifs. Les populations civiles n'avaient pas été épargnées
: on comptait 2 000 000 de morts civils en Russie, 1 000 000 en Serbie et
Autriche-Hongrie, 800 000 en Allemagne, 800 000 en Roumanie du fait de la
famine, des bombardements, sans compter le massacre des Arméniens ni les
ravages de la grippe « espagnole », d'autant plus meurtrière qu'elle frappait
des populations épuisées.
Et tout
cela pourquoi ? Dans les manuels d'histoire, le déclenchement de ces quatre
années de meurtres de masse est généralement présenté comme la conséquence d'un
fait presque anecdotique, l'assassinat par un étudiant serbe, le 28 juin 1914,
de l'archiduc François-Ferdinand de Habsbourg, héritier de la couronne
impériale austro-hongroise. Il y eut ensuite l'ultimatum puis, le 28 juillet,
la déclaration de guerre de l'Autriche-Hongrie, soutenue par l'Allemagne, à la
Serbie ; la mobilisation russe ; puis en réponse la déclaration de guerre de
l'Allemagne à la Russie de Nicolas II le 1er août, et à la France le 3 août. De
déclaration de guerre en déclaration de guerre, les autres pays furent alors
entraînés dans le tourbillon, le Royaume-Uni, le Japon, l'Empire ottoman, plus
tard l'Italie. Le jeu des alliances aidant, dans presque toute l'Europe 70
millions d'hommes furent mobilisés et, à partir d'avril 1917, 4 millions de
soldats américains.
En fait l'attentat du 28 juin
n'avait fait que fournir un prétexte au déclenchement d'un conflit qui se
préparait depuis longtemps. Deux camps s'étaient graduellement formés, autour
de l'Allemagne et de l'Autriche-Hongrie d'une part, et autour de la France, de
la Russie tsariste et du Royaume-Uni d'autre part. Entre ces deux camps, les
bruits de bottes ne cessaient de retentir : à propos du Maroc, entre la France
et l'Allemagne, en 1905 ; entre la Serbie, la Russie et l'Autriche-Hongrie en
1908 ; à nouveau à propos du Maroc en 1911 ; puis ce furent, en 1912 et 1913,
des conflits incessants dans les Balkans.
Après le
partage impérialiste, le repartage
Une course effrénée aux armements
battait son plein entre les grandes puissances, en particulier entre l'Allemagne
et la Grande-Bretagne pour la domination des mers. Les gouvernements faisaient
voter des lois renforçant sans cesse la taille des armées. Car, à l'échelle
mondiale, la concurrence entre États européens était parvenue à un point
critique.
Les conquêtes coloniales avaient,
dans la seconde moitié du XIXe siècle, placé la Grande-Bretagne largement en
tête des pillards : en 1876, elle étendait sa domination sur 22 millions de
kilomètres carrés et 250 millions d'hommes. La France la suivait de loin, mais
s'était imposée en Algérie, au Sénégal, en Côte-d'Ivoire, au Gabon, à
Madagascar, en Nouvelle-Calédonie, en Indochine. À la fin du XIXe siècle, la
Belgique, l'Allemagne et l'Italie s'étaient également frayé une place dans la
course aux colonies. En Afrique, en 1914, seuls le Liberia et l'Éthiopie
étaient encore juridiquement indépendants : 122 millions d'Africains étaient
sous la domination de l'un ou l'autre des États européens. La situation était
semblable en Asie, en Océanie, tandis que l'Amérique du Sud était dominée par
l'impérialisme britannique auquel les USA rêvaient de succéder.
Dans ce monde entièrement
partagé, il ne pouvait plus y avoir désormais que des repartages. Les capitaux
accumulés dans les pays impérialistes cherchaient des débouchés dans les pays
coloniaux ou semi-coloniaux, non dans le but de les développer mais avant tout
de s'assurer des profits en retour. « Le capitalisme s'est transformé en un
système universel d'oppression coloniale et d'asphyxie financière de l'immense
majorité de la population du globe par une poignée de pays « avancés ». Et le
partage de ce butin se fait entre deux ou trois rapaces de puissance mondiale,
armés de pied en cap [...] qui entraînent toute la terre dans leur guerre pour
le partage de leur butin », écrivait Lénine en 1916.
La
guerre, produit du capitalisme
La fin de la guerre aurait pu
être aussi celle de ce système. En Russie, en 1917, les travailleurs avaient
réussi à abattre le tsarisme et à instaurer un pouvoir ouvrier, celui des
soviets. En Allemagne, ce même mois de novembre 1918 fut celui de la chute du
Kaiser et de la révolution des conseils ouvriers. D'autres mouvements
révolutionnaires allaient suivre dans toute l'Europe, en Hongrie, en Italie.
Malheureusement la bourgeoisie, avec l'aide des partis socialistes réformistes,
réussirait à reprendre la situation en main et à isoler la Russie
révolutionnaire, qui deviendrait l'URSS.
Au plus fort de la guerre, dans
l'horreur des tranchées, beaucoup avaient juré que celle-ci serait bien la «
der des der », car ils pensaient qu'après cette expérience jamais une humanité
raisonnable ne pourrait envisager de retomber à un tel degré d'abomination. Il
n'allait pas en être ainsi. Ni la défaite des Empires centraux, ni la «
victoire » des Alliés, ni les partages de territoires auxquels ceux-ci allaient
se livrer pour se répartir le butin ne résoudraient les problèmes du
capitalisme.
Dans l'Italie victorieuse mais
épuisée par la guerre, l'échec de la révolution allait permettre au mouvement
fasciste de Mussolini de prendre le pouvoir dès 1922. Dans l'Allemagne vaincue,
la défaite de la révolution ouvrirait la voie aux mouvements d'extrême droite
prônant la revanche et s'inspirant de l'exemple italien. À peine la Première
Guerre mondiale pour le partage du monde terminée, on pouvait sentir poindre la
seconde, qui viserait à remettre en cause le partage organisé par les traités
de paix de 1919. Et en effet, après le krach boursier de 1929, la crise
économique généralisée ouvrirait la voie au nazisme en Allemagne. La marche à
la guerre allait reprendre.
« Le capitalisme porte en lui la
guerre comme la nuée porte l'orage », avait dit Jean Jaurès, assassiné trois
jours avant la déclaration de guerre du 3 août 1914. Deux fois au cours du XXe
siècle, le système capitaliste s'est montré capable de précipiter le monde dans
des guerres généralisées. Et si, depuis 1945, l'incontestable supériorité des
USA a empêché tout conflit ouvert entre impérialistes, les rivalités entre
ceux-ci ont entretenu, sinon provoqué, d'innombrables guerres dans le Tiers
Monde, au total presque aussi meurtrières et destructrices.
Aujourd'hui, en cette période de
crise financière, le système impérialiste montre qu'au fond il n'est pas moins
fou en 2008 qu'il ne l'était en 1914, en 1929 ou en 1939. Ce système aberrant,
injuste, basé sur la recherche effrénée du profit, comporte toujours pour
l'humanité la même menace de plongée dans la barbarie. C'est d'abord de cela
qu'il faut se souvenir aujourd'hui, et dont il faut tirer les leçons.
Viviane
LAFONT (Lutte ouvrière n°2101)