Début
septembre : l’irrésistible progression des bolchéviks dans les soviets
La tentative de coup d’État du
général Kornilov et son échec, grâce à la mobilisation du prolétariat,
accroissaient considérablement l’influence des bolcheviks. Réduits à une quasi-illégalité
depuis les journées de Juillet, emprisonnés comme Trotsky, ou contraints à la
clandestinité comme Lénine, ils sont maintenant reconnus comme ceux qui avaient
prévu la menace contre-révolutionnaire. Ils ont dénoncé la politique
conciliatrice envers les forces bourgeoises des partis menchevique et
socialiste-révolutionnaire (SR), qui a favorisé la montée de la
contre-révolution ; ils ont reconnu et exprimé les aspirations révolutionnaires
des masses. Voici comment Antonov-Ovseenko, cadre bolchévique qui mènera les
opérations lors de l’insurrection d’Octobre sous la direction de Trotsky,
décrit cette période dans ses Mémoires, publiés en russe :
« Ces messieurs (SR et
mencheviks représentant le comité central exécutif du soviet de Petrograd)
n’avaient rien appris. Leur moulin à paroles brassait du vent. Et ils ne
l’avaient pas remarqué. Le 31 août, le soviet de Petrograd avait adopté une
résolution tirée du programme bolchevique, mais ils étaient convaincus que
c’était fortuit et qu’ils allaient vite rétablir la situation. Le 9 septembre,
ils convoquèrent une séance plénière du soviet de Petrograd, et Tchkhéidzé (président
menchevique du soviet) annonça officiellement la démission du bureau du
comité exécutif, étant donné l’adoption d’une résolution contraire à sa ligne
politique. Escomptant la majorité, le bloc conciliateur proposa alors de
refuser cette démission. On vota en sortant de la salle. Il y eut 414 voix pour
le bureau et sa politique conciliatrice, 519 voix contre, et 69 abstentions. La
démission fut retenue !
Une nouvelle direction fut alors
constituée à partir des bureaux de la section des ouvriers et de celle des
soldats. Dans la section ouvrière, nous étions majoritaires ; la section des
soldats n’ayant pas encore procédé à une réélection de son bureau, les
mencheviks et les SR y avaient la majorité. Quelques jours plus tard, de
nouvelles élections eurent lieu dans la section des soldats du soviet : son
bureau passa également dans nos mains.
Le soviet de Petrograd, de
principal appui à la politique conciliatrice, était devenu le principal appui à
la lutte contre cette politique. Après le putsch de Kornilov, cela se passa
presque partout de cette façon.
Le Vtsik (comité exécutif central
panrusse des soviets) recevait des centaines de décisions, de télégrammes, des
quatre coins du pays. Presque tous contenaient une condamnation du gouvernement
provisoire, l’exigence d’établir un pouvoir socialiste homogène (sans
participation des représentants des partis bourgeois). En réponse à la
tentative de coup d’État de Kornilov, les masses ouvrières et paysannes ainsi
que la masse des soldats s’étaient mises en mouvement en profondeur. Elles
s’étaient armées fiévreusement, s’étaient organisées et préparées à la lutte
contre le général blanc et ses complices. Et pour s’y préparer, pour lutter,
elles voyaient notre parti comme la seule direction fiable et allant de soi.
Dans toute une série de soviets
de province et de district, nous conquîmes la majorité. Le 6 septembre, le
plénum du soviet de Moscou adopta la résolution du 31 août du soviet de
Petrograd (qui réclamait le passage du pouvoir aux ouvriers et aux
paysans). Le bureau du comité exécutif de Moscou était à nous.
Déjà lors du putsch de Kornilov,
le pouvoir était passé en plusieurs endroits aux comités révolutionnaires
constitués pour défaire la contre-révolution. Ces comités conservèrent ce
pouvoir jusqu’à ce que soit matée la révolte du général, en s’appuyant sur les
ouvriers et les soldats en armes. De fait, on avait là la réalisation du pouvoir
soviétique. C’était la renaissance des soviets en tant qu’organes de la lutte
révolutionnaire.
Kerenski, à l’évidence, le
comprenait. Le 4 septembre il ordonna de dissoudre les comités
révolutionnaires, les comités de salut et de défense de la révolution,
constitués " dans le but de lutter contre la révolte de
Kornilov dans les villes, les campagnes, les gares… Dorénavant, il ne doit plus
y avoir d’actions hors du cadre de la loi, et le gouvernement provisoire les
combattra. " Mais même le comité populaire pour la lutte contre la
contre-révolution, qui dépendait du comité exécutif central, refusa de se
soumettre à cet ordre de Kerenski… Et le parti (bolchevique) reprit son
slogan (abandonné lorsque les soviets s’étaient trouvés un temps enchaînés
à la politique probourgeoise des conciliateurs) : " Tout le pouvoir
aux soviets, dans la capitale comme partout ! "
L’influence de notre parti avait
cru de façon immense et irrésistible. »