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septembre 1917 : la répression contre les soldats russes en France
Le 16 septembre 1917, à dix
heures, les premiers obus tombaient sur le camp militaire de La Courtine, situé
dans la Creuse, où dix mille soldats russes mutinés se trouvaient retranchés
depuis le mois de juin. L’assaut était mené par les troupes russes qui avaient
combattu depuis un an sur le sol français et qui demeuraient fidèles au
gouvernement provisoire de Kérenski. Appuyé par plusieurs milliers de soldats
français, il allait être mené trois jours durant à coups de canons et de
mitrailleuses pour briser la plus longue et la plus profonde mutinerie survenue
sur le front occidental au cours de la Première Guerre mondiale.
Dans ce conflit, la Russie
tsariste était alliée à la France et à la Grande-Bretagne, ses principaux
créanciers, mais en situation de subordonnée. À l’été 1914, elle avait lancé
sous leur pression une offensive contre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie
alors que sa mobilisation était à peine engagée et ses armées sous-équipées. En
décembre 1915, la France imposa, en échange de quelques caisses de matériel
militaire, que la Russie la laisse prélever dans son supposé « réservoir humain
inépuisable » des troupes destinées à servir sur le front français et auprès de
l’armée d’Orient. C’est ainsi que deux brigades, la 1re et la 3e, soit environ
20 000 hommes, furent envoyées en France à partir de février 1916, et deux
autres à Salonique.
La
contagion de la révolution
La presse française, soumise au
pouvoir français et souvent alimentée par les fonds secrets de l’empire russe,
présenta ces unités commandées par des chefs issus de la haute noblesse et
dévoués au tsar et à son régime comme des troupes d’élite exemplaires,
obéissantes et pétries par la foi que rien ne viendrait ébranler. Elles
défilèrent, derrière leurs popes, à Marseille en avril et dans les rues de
Paris à l’occasion du 14 juillet 1916, puis furent conduites au front. À
l’enfer des combats s’ajouta la discipline de fer imposée par le commandement,
y compris à l’aide de châtiments corporels.
Lorsque survint la révolution de
février en Russie, le corps des officiers en retarda l’annonce le plus
longtemps qu’il put. Mais la majorité des hommes en avaient déjà pris
connaissance, grâce aux contacts amicaux qu’ils avaient noués avec des soldats
français, mais aussi par l’intermédiaire des militants révolutionnaires exilés
en France qui, malgré la censure, étaient parvenus à transmettre quelques
journaux et des tracts. Des liens furent établis également dans les hôpitaux de
la région parisienne où certains blessés avaient été soignés.
Ainsi que l’écrivit Trotsky dans
son Histoire de la révolution, ces soldats « avaient apporté une
terrible contagion à travers les mers, dans leurs musettes de toile, dans les
plis de leurs capotes et dans le secret de leurs âmes ». Se saisissant des
nouveaux droits du soldat proclamés en Russie dans l’ordre n°1 par le soviet de
Petrograd, réduisant à néant la toute puissance des officiers caractérisant
jusque-là l’armée tsariste, la troupe élut ses délégués. Se constituant en
soviet à la stupeur des autorités françaises, elle exigea d’être rapatriée au
plus vite, ce qui lui fut refusé. L’offensive du 16 avril 1917 dans laquelle
ces unités furent jetées avec l’essentiel des unités françaises sur le Chemin
des Dames fut une hécatombe : elles comptèrent plusieurs milliers de morts et
des centaines de blessés en trois jours d’atroces affrontements.
La colère de la troupe se dressa
alors ouvertement contre tout ce qui représentait l’Ancien Régime. Les
officiers furent désignés comme des « buveurs de sang ». Au sein de la 1re
brigade, dans laquelle avaient été incorporés de nombreux ouvriers de la région
de Moscou, leur autorité fut bientôt réduite à néant. Pour éviter toute
contagion révolutionnaire, au moment même où les troupes françaises elles-mêmes
commençaient à être touchées par un vaste mouvement de mutineries et de
contestation de la guerre, les deux brigades furent retirées du front. Le 1er
mai du calendrier russe, elles manifestèrent en reprenant des chants
révolutionnaires, banderoles à l’appui et en conspuant leurs généraux. Pétain,
qui venait d’être nommé commandant en chef des armées, décida de les transférer
de toute urgence au camp militaire de La Courtine, dans la Creuse, loin donc de
tout contact avec la troupe et la population des villes.
Les
commandements russe et français mènent la répression
Peu après leur arrivée à la fin
juin, les dix mille soldats de la 1re brigade, qui avaient conservé leur
armement, expulsèrent tous leurs officiers. Affirmant fièrement qu’ils étaient
les maîtres du camp, ils tinrent des meetings plusieurs fois par jour et
continuèrent à exiger leur retour en Russie. Le commandement conservait encore
suffisamment d’autorité sur la 3e brigade pour l’éloigner à plusieurs
kilomètres. Mais il finit par l’envoyer au camp militaire du Courneau, dans le
bassin d’Arcachon, pour empêcher qu’elle ne basculât à son tour dans une
mutinerie ouverte.
Kérenski n’eut de cesse d’exiger
la soumission des mutins, et dépêcha ses émissaires sur place. Ceux-ci
exhortèrent en vain la troupe à se soumettre et à rendre ses armes en échange
de vagues promesses. Après deux mois et demi de face-à-face, d’ultimatums, de
menaces et de privation de nourriture, le gouvernement provisoire russe,
encouragé fortement par les autorités françaises, décida d’obtenir la reddition
des mutins par la force.
Après sélection, il réunit dans
ce but une partie des soldats de la 3e brigade et une unité d’artillerie russe
de passage en France, soit plus de 5 000 hommes. Le gouvernement français fit
mettre en place un cordon formé d’autant de soldats en deuxième ligne pour
l’appuyer. La population de La Courtine et des villages environnants, qui avait
jusque-là cohabité avec les mutins, fut évacuée tandis que des tranchées
étaient creusées et des batteries de 75 positionnées.
Après trois jours d’affrontements,
les derniers rebelles se rendirent. Les membres du comité du camp et tous ceux
considérés comme des meneurs furent arrêtés, avant d’être pour la plupart
déportés dans un fort sur l’île d’Aix. Officiellement, l’assaut avait fait neuf
morts et quelques dizaines de blessés. Mais il n’enraya pas la « décomposition
» des troupes russes en France.
La révolution continua son œuvre
de sape, y compris au sein de l’unité qui avait participé à la répression.
Contraints dès l’automne 1917 à travailler dans de dures conditions et sous une
stricte surveillance, déportés pour plusieurs milliers d’entre eux en Algérie,
en prison ou dans des camps, ces soldats russes continuèrent à défendre les
idéaux de la révolution et le pouvoir bolchevik malgré la censure et la
propagande dont ils furent l’objet, témoignant ainsi, à des milliers de
kilomètres, de la puissance émancipatrice de cette révolution.
Mais l’immense majorité d’entre
eux durent attendre 1920 pour retrouver la Russie après un long bras de fer
entre les dirigeants bolcheviks et le gouvernement français.
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