Il y a
cent ans : la journée de huit heures et la crainte de la révolution
Il y a 100 ans, le gouvernement
Clemenceau faisait voter la journée de huit heures, après l’avoir longtemps
repoussée. On était à quelques jours du 1er mai 1919 et, pour cette
première grande manifestation d’après-guerre, la mobilisation ouvrière
s’annonçait explosive. La bourgeoisie, par ses concessions, montrait sa crainte
que la vague révolutionnaire qui avait porté les bolcheviks au pouvoir en
Russie en 1917, puis gagné l’Allemagne et la Hongrie en 1918-1919, ne gagne la
France.
Depuis près d’un siècle, la
classe ouvrière luttait pour arracher une diminution de la journée de travail,
que la révolution industrielle avait allongée démesurément dans toute l’Europe.
En Grande-Bretagne, les ouvriers des trade-unions et du mouvement chartiste la
revendiquaient depuis les années 1830-1840. Leur mobilisation avait imposé la
limitation du travail des enfants et la réduction de la journée de travail à
dix heures, alors qu’elle dépassait souvent seize heures.
En 1866, la Première
Internationale affirma que limiter la journée de travail à huit heures était « la
condition préalable sans laquelle tous les efforts en vue de l’émancipation
doivent échouer ». Pour les militants ouvriers les plus conscients, il
s’agissait d’arracher pour les travailleurs non seulement le droit de se
reposer et de se cultiver, mais aussi celui de se préparer au combat pour
renverser le capitalisme.
À son congrès de fondation à
Paris en 1889, la Deuxième Internationale décida d’organiser « une
grande manifestation à date fixe de manière que dans tous les pays et dans
toutes les villes à la fois, le même jour convenu, les travailleurs mettent les
pouvoirs publics en demeure de réduire légalement à huit heures la journée de
travail. » Le choix de la date du 1er mai fut fait en hommage aux
ouvriers américains qui avaient débuté le 1er mai 1886 la grève générale pour
les huit heures et avaient été sauvagement réprimés à Chicago.
Le 1er
mai, journée de grèves et de manifestations pour les huit heures
En 1890, la préparation des grèves
et des manifestations du 1er mai, qui étaient illégales, créa un climat quasi
insurrectionnel. Malgré la présence de milliers de soldats et de policiers pour
empêcher toute manifestation, malgré la menace des patrons de ne pas reprendre
les grévistes, il y eut cent mille manifestants rien qu’à Paris. Des millions
d’autres allaient manifester ou tenir des meetings dans les principales villes
du pays, comme dans toute l’Europe, à Vienne, Bruxelles, Copenhague ou Londres.
L’année suivante, le 1er mai 1891
fut noyé dans le sang à Fourmies, dans le Nord. Le gouvernement, au service
d’un patronat désireux de briser l’organisation naissante des ouvriers du
textile, déploya l’armée qui tira et fit une dizaine de morts parmi les
manifestants, soulevant une énorme émotion. Malgré la répression qui jeta les
militants socialistes en prison, la grève pour les huit heures se poursuivit
plusieurs semaines dans la région, bénéficiant de la solidarité ouvrière.
Le repos
hebdomadaire, fruit du 1er mai 1906
Le 10 mars 1906, la catastrophe
de la mine de Courrières, faisant près de 1100 morts, entraîna la colère des
mineurs du Nord-Pas-de-Calais, qui allaient mener une grève de deux mois et
revendiquer « huit heures et huit francs » par jour de
salaire. Le ministre de l’Intérieur Clemenceau envoya 20 000 soldats quadriller
le bassin minier, gagnant son surnom de « premier flic de France ».
La défaite de la grève n’empêcha pas la popularité de la revendication des huit
heures de grandir, avec des grèves éclatant dans le bâtiment, la poste ou les
métaux à l’approche du 1er mai.
La CGT, qui avait été fondée en
1895, lança alors le mot d’ordre : « À partir du 1er mai 1906, on
ne travaille plus que huit heures ». Comme quinze ans plus tôt, Paris
fut ce jour-là en état de siège, avec 60 000 hommes de troupe concentrés dans
les magasins, les banques, les gares, et même aux portes des maisons de maître,
ce qui renforça la panique des bourgeois. La répression fit deux morts et de
nombreux blessés. Malgré les centaines d’arrestations, dont celles des
dirigeants syndicaux, les grèves continuèrent, contraignant le gouvernement à
céder sur une revendication ancienne, celle d’un jour de repos hebdomadaire
obligatoire, le dimanche.
Le vote
de la loi en 1919
Il fallut attendre la fin de la Première
Guerre mondiale pour que la loi sur les huit heures soit promulguée par un
gouvernement dirigé par ce même Clemenceau qui l’avait combattue par le passé
en réprimant les grèves et en pourchassant les syndicalistes révolutionnaires.
Avec sa loi des huit heures du 23 avril 1919, le gouvernement français espérait
à la fois désamorcer le mécontentement accumulé par les années de privations
dues à la guerre et contenir l’élan d’enthousiasme soulevé par la Révolution
russe d’octobre 1917.
En Russie, le gouvernement
bolchevik avait été le premier à adopter la journée de huit heures. En novembre
1918, l’Allemagne en pleine révolution l’adopta également, suivie de la
Pologne, du Luxembourg ou de l’Autriche. La question des huit heures fut par la
suite abordée dans les négociations du traité de Versailles au printemps 1919,
car la reconstruction exigeant des classes laborieuses de lourds sacrifices,
les classes dirigeantes devaient se résoudre à faire quelques concessions.
Pour convaincre les bourgeois
hostiles, le quotidien Le Temps expliquait : « On eût pu
trouver inopportune la décision de réduire davantage la journée du travail, à
une époque où un redoublement de labeur semblerait plutôt s’imposer dans ce
pays dévasté par la guerre, mais des grondements se font entendre, auxquels la
Chambre pouvait malaisément rester sourde. » « C’est la
Révolution russe qui nous a fait ce cadeau », estima le syndicaliste
révolutionnaire Pierre Monatte. En cette veille du 1er mai 1919, alors que des
mouvements révolutionnaires se développaient dans toute l’Europe, le
gouvernement et la bourgeoisie estimaient que mieux valait lâcher du lest.
Le gouvernement voulut néanmoins
interdire les grèves et manifestations du 1er mai, que les organisations
ouvrières avaient maintenues pour exiger l’application rapide de la loi dans
toutes les entreprises et sur tout le territoire. Malgré la répression, il y
eut 1,3 million de grévistes, avec plus de 2 000 grèves, les travailleurs
entrant en lutte pour garantir les huit heures dans les faits et arracher les
augmentations de salaires que la flambée des prix avait rendues indispensables.
Elles étaient les prémisses d’une vague de grèves qui allaient déferler en mai
et juin 1919.
La loi des huit heures et les
concessions que la bourgeoisie dut faire furent ainsi pour elle le prix à payer
pour éviter qu’en France l’après-guerre ne débouche sur une véritable vague
révolutionnaire.
Louise
Tissot (Lutte ouvrière n°2647)
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