À la
veille de Mai 1968, des grèves significatives
Mai 1968 n’a pas été le coup de
tonnerre dans un ciel serein que beaucoup, même cinquante ans après, continuent
de décrire. Si le mouvement étudiant a été le facteur déclenchant débouchant
sur la grève générale, celle-ci avait été précédée, au moins depuis la fin de
l’année 1966, par une série de grèves d’une autre nature que celles des années
précédentes. Ces mouvements plus massifs, plus fréquents, sortant des cadres
définis par les syndicats, étaient déjà le signe d’un accroissement de la
combativité ouvrière.
Pendant des années, les appareils
syndicaux, et d’abord le plus puissant, la CGT, qui revendiquait plus de deux
millions d’adhérents et qui relayait la politique du PCF, avaient tout fait
pour limiter l’expression du mécontentement ouvrier. Prenant prétexte qu’avec
l’arrivée de De Gaulle il y avait un « pouvoir fort », ils avaient inventé des
substituts à la grève : les grèves par secteur, divisées par atelier, par
corporation. Et avec les grèves perlées, le ralentissement des cadences,
supposées « faire mal au patron » et « ne pas coûter cher », ce n’était même
pas la grève. Tout était fait pour que la classe ouvrière ne prenne pas
conscience de sa force. Encore un peu plus isolé avec de Gaulle, le PCF voulait
sortir de son ghetto en se montrant responsable de l’ordre social. Les
militants staliniens du PCF et de la CGT pouvaient être combatifs, mais
l’appareil leur avait appris à ne tolérer aucune voix indépendante.
Mais, en cette fin des années
1960, une génération de jeunes ouvriers entrée dans les usines tendait à
échapper à l’emprise des appareils syndicaux et avait envie d’en découdre. Ces
jeunes travailleurs avaient grandi dans le contexte de la guerre d’Algérie et
du gaullisme, au pouvoir depuis 1958. Les partis de gauche, responsables puis
complices de la répression coloniale, s’étaient considérablement déconsidérés
aux yeux des plus révoltés. Puis il y avait le contexte international : la
lutte des Noirs aux États-Unis et les manifestations contre la guerre du
Viêt-Nam partout dans le monde. Tout cela forgeait dans une partie de la jeunesse
étudiante et ouvrière un esprit contestataire rejetant les cadres de la
société, l’autorité patronale et même celle des appareils syndicaux.
Le 25 février 1967, chez
Rhodiaceta à Besançon, la grève éclate contre le chômage par roulement imposé
par la direction. Cette grève est portée par un dirigeant de la CFDT très
apprécié, Castella, qui prend de court l’appareil de la CGT. À son initiative,
3 000 ouvriers arrêtent la production et occupent leur usine, ce qui n’est pas
arrivé depuis des dizaines d’années, et qui rappelle Juin 1936. Sur les murs,
les grévistes écrivent : « Ici finit la liberté, ici commence l’esclavage ».
Leur combativité fait tache d’huile. Le 28, la grève s’étend aux 7 200
travailleurs des sites de Lyon-Vaise. Des piquets de grève se tiennent jour et
nuit. À Vaise, plus qu’à Besançon, la CGT réussit à cadrer le mouvement.
Après plus de trois semaines de
grève, contre la volonté des grévistes et après avoir isolé les secteurs les
plus combatifs, les syndicats signent un accord de reprise à l’échelle du
groupe avec une augmentation de salaire de 3,8 %, en dessous des 5 %
revendiqués. Dans plusieurs sites, les travailleurs retournent travailler la
rage au cœur, en jetant leurs cartes et leurs insignes syndicaux.
Après
Rhodiaceta, Berliet et les Chantiers de Saint-Nazaire
Le 14 mars, à l’usine Berliet de
Vénissieux près de Lyon, une large majorité des 12 000 travailleurs se mettent
en grève, inspirés par l’exemple de Rhodiaceta. Le lendemain, dans la nuit,
plusieurs centaines de CRS cernent l’usine pour déloger des ouvriers qui
occupent une partie de leur atelier. L’usine est lockoutée pendant douze jours,
puis c’est la reprise encadrée par les appareils syndicaux. Côté patronat, la
méthode du lockout, déjà utilisée lors de précédentes grèves, va se
généraliser.
Ainsi, à Saint-Nazaire, depuis le
1er mars 1967, 3 200 travailleurs de la métallurgie de plusieurs usines de la
région sont en grève. Les plus nombreux sont ceux des chantiers navals, où la
tradition de lutte est forte et où, en plus de la CGT, le syndicat FO tenu par
des militants se revendiquant de l’anarcho-syndicalisme a de l’influence. Ces «
mensuels », payés au mois, sont des employés, des techniciens, des dessinateurs
industriels ou des membres du petit encadrement. Ils réclament le rattrapage de
leurs salaires et leur alignement sur ceux de Paris. Des manifestations ont
lieu à Saint-Nazaire et à Nantes, mais ni la CGT ni FO ne cherchent à élargir
la grève aux autres travailleurs, les « horaires », payés à l’heure. Au
contraire, CGT, FO et CFDT laissent entendre que le fait que les horaires ne
soient pas en grève empêche le patron de lockouter. Et pourtant, après trois
semaines de grève des mensuels, les patrons ferment les chantiers, mettant de
fait les horaires dans le mouvement. De nouvelles manifestations ont lieu, avec
plus de 10 000 travailleurs. Mais la séparation entre mensuels et horaires est
soigneusement maintenue par les syndicats, qui organisent des assemblées
générales séparées et parfois des parcours de manifestation séparés. La grève
dure deux mois. Des augmentations de salaire sont concédées, mais bien en
dessous de ce pour quoi les grévistes se sont battus.
Toutes ces grèves montrent que
quelque chose change dans le monde ouvrier. Le 3 avril, l’éditorial des
bulletins d’entreprises Voix Ouvrière a pour titre « La classe
ouvrière passe-t-elle à l’offensive ? »
La journée d’action du 17 mai est
particulièrement réussie. FO y participe. Cette journée est une réponse aux
pleins pouvoirs qui viennent d’être votés au gouvernement Pompidou, qui prévoit
de s’attaquer à la Sécurité sociale par ordonnances. Mais elle reste sans
lendemain et la simple présence d’une banderole des travailleurs de
Roussel-Uclaf de Romainville, réclamant une suite, met en rage le service
d’ordre de la CGT.
Il n’y a pas qu’en métropole que
la contestation ouvrière s’exprime. Le 26 mai 1967, en Guadeloupe, alors que 5
000 ouvriers du bâtiment sont en grève, 2 000 d’entre eux s’affrontent aux CRS,
qui tirent dans la foule, tuant plusieurs ouvriers. Après plusieurs journées
d’émeutes et une chasse à l’homme, des dizaines d’ouvriers sont arrêtés.
L’influence
des luttes paysannes
La colère de la petite
paysannerie éclate aussi dans plusieurs villes, notamment à la fin 1967. Les
manifestations des paysans s’affrontant avec les CRS contrastent avec le ronron
des grandes mobilisations syndicales ouvrières. Des travailleurs, notamment
dans les régions où ouvriers et paysans sont proches, vont en être influencés.
En octobre 1967, au Mans, les
ouvriers de Renault s’opposent aux CRS pendant plusieurs heures. Le 23 janvier
1968, ce sont 4 800 ouvriers de la Saviem de Caen qui entament une grève pour 6
% d’augmentation. Quand le préfet envoie des CRS, des barricades sont montées
pour défendre l’entrée de l’usine. Deux jours plus tard, le 26 janvier, une
manifestation regroupant près de 10 000 personnes débouche sur une nuit
d’émeute, où les ouvriers de la Saviem, ceux d’autres usines et aussi une
centaine d’étudiants affrontent les CRS. Sur les 83 manifestants arrêtés, la
moitié ont moins de 22 ans. Quelques semaines plus tard, c’est à Redon, en
Bretagne, lors d’un mouvement local sur les salaires, que les jeunes ouvriers
vont se battre contre les CRS.
Ces épisodes restent cependant
isolés, et personne n’y voit les prémisses d’une explosion sociale généralisée.
Un journaliste du Monde, Pierre Viansson-Ponté, peut même écrire le 14
mars un article intitulé « Quand la France s’ennuie… » En réalité, la
contestation couve en profondeur. Un mois et demi plus tard démarre le
mouvement étudiant, puis quinze jours après, la grève générale. Comme Marx
l’avait écrit à propos de la révolution de 1848, « Bien creusé, vieille
taupe ! »
Pierre
ROYAN (Lutte ouvrière n°2588)
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