Du 13 mai
à la grève générale
La
révolte étudiante du début mai 1968 mit à bas le mythe de l’État gaulliste fort
et prétendument intouchable. Le PCF et la CGT avaient martelé cette légende
depuis dix ans. C’est la jeunesse étudiante qui, les pavés à la main, montrait
comment faire vaciller le régime. La leçon allait être entendue.
Les
dirigeants du PCF, soucieux de montrer qu’ils pouvaient être un parti de
gouvernement, tenaient à se montrer capables d’assurer la paix sociale grâce au
contrôle qu’ils exerçaient sur la classe ouvrière. Le PCF et de la CGT firent
tout pour faire barrage à la sympathie qui se manifestait envers cette jeunesse
en révolte. Mais, dans les usines ou chez soi, on suivait le mouvement avec
passion sur les radios RTL et Europe n° 1.
À Paris
comme en province, on voyait de plus en plus de jeunes travailleurs rallier les
manifestations étudiantes, enthousiasmés qu’ils étaient par leur courage et
leur détermination. Et c’est eux d’ailleurs qui, quelque temps plus tard,
firent pénétrer le mouvement dans les usines.
La journée
qui fit tout basculer fut celle du vendredi 10 mai à Paris, avec son
déferlement de violence policière. Tout le pays avait suivi pendant la nuit les
événements. L’indignation contre le pouvoir était générale. En une semaine, le
climat politique et social, l’état d’esprit de millions de gens étaient
bouleversés du tout au tout. On parlait politique dans la rue, les bistrots,
partout.
Le 13 mai
et la grève générale
Les
confédérations syndicales se sentirent obligées de proposer immédiatement une
rencontre aux leaders du mouvement étudiant et appelèrent en commun pour le
lundi 13 mai à une journée de grève générale et de manifestations dans tout le
pays. L’immense majorité des travailleurs apprit la nouvelle par la radio
pendant le week-end et, sans aucune préparation, la grève fut totale. À Paris,
des centaines de milliers de manifestants remplirent les rues de la gare de
l’Est à Denfert-Rochereau. Des millions de travailleurs défilèrent dans le
pays. C’étaient avant tout des manifestations politiques contre le pouvoir
gaulliste. Les slogans repris étaient : « À bas l’État policier », «
58-68 : dix ans ça suffit » et surtout « Ce n’est qu’un début,
continuons le combat ».
Le
succès de cette grève générale et l’ampleur des manifestations galvanisèrent
des millions de travailleurs et, loin de les calmer, leur donnèrent l’envie
d’en découdre avec le pouvoir. Ce sont les jeunes ouvriers, présents dans les
multitudes d’usines, qui démarrèrent la grève.
Dès le
lendemain du 13 mai, ceux de l’usine Sud-Aviation, dans la banlieue de Nantes,
refusèrent de reprendre le travail et entraînèrent toute l’usine dans la grève
avec occupation, séquestrant le directeur pour quinze jours. Cette nouvelle
servit d’exemple à des milliers d’autres jeunes ouvriers qui souvent, à quelques
dizaines, se répandirent dans les ateliers pour entraîner leurs camarades dans
la grève. C’est ainsi que la grève démarra spontanément, sans mot d’ordre ni
programme, dans toute une série d’usines, dont les usines Renault de Cléon, Le
Mans, Flins, et enfin le jeudi 16 mai, à Billancourt qui comptait des dizaines
de milliers de travailleurs.
La CGT
généralise la grève pour mieux la contrôler
Le
mouvement paraissait irrésistible et promis à gagner une grande partie de la
classe ouvrière. Conscients du danger, les dirigeants du PCF et de la CGT
changèrent de tactique. Il ne fut plus question de s’opposer au mouvement,
comme ils l’avaient fait chez les étudiants. Ils craignaient, s’ils
s’obstinaient dans ce sens, de se couper radicalement d’une partie des
travailleurs, comme cela s’était passé chez les étudiants. Dès le vendredi 17
mai, les responsables reçurent la consigne de se porter partout à la tête des
grèves et de faire cadenasser les usines pour les protéger, non d’une
quelconque agression, mais de la contamination des idées propagées par les
étudiants. Pendant le week-end, la consigne fut : prendre l’initiative de
mettre les entreprises en grève en demandant aux travailleurs de rentrer chez
eux, afin de laisser aux petites équipes syndicales le soin d’occuper et
surtout de tout décider.
De
toute façon, les directions syndicales n’eurent pas trop de mal à prendre ou à
reprendre le contrôle des grèves. Les jeunes ouvriers, même dans les usines où
ils avaient pris l’initiative de lancer la grève, ne disputaient pas la
direction aux syndicats, même quand ceux-ci étaient plus que réticents au
mouvement. Pour eux, ce qui comptait était de lancer la grève, symbolisée
partout par le drapeau rouge qui flottait sur les usines.
Dans
les faits, ce furent la CGT et le PCF qui, avec la volonté d’avoir un contrôle
absolu sur le mouvement, le généralisèrent à tout le pays et à toutes les
professions, dans un climat où les travailleurs n’attendaient que cela. Le
problème est qu’il n’existait pas dans les usines, à de rares exceptions près,
de noyau révolutionnaire capable de disputer aux responsables syndicaux la
direction du mouvement.
Au plus
fort de celui-ci, il y eut 10 millions de grévistes dans le pays, trois fois
plus qu’en 1936. Bien des catégories peu ou pas syndiquées se lancèrent dans la
grève, bien au-delà de la classe ouvrière : les artistes de théâtre et de
cinéma, les footballeurs, les journalistes et les salariés de la radio et de la
télévision publiques. Dans le pays, il n’y eut ni métro, ni trains, ni aucun
transport public, pas plus que d’essence dans les stations-service.
En Juin
36 les travailleurs remettaient en cause la propriété des bourgeois, qui se
demandaient s’ils allaient leur rendre leurs usines. En Mai 68, des millions de
travailleurs firent la grève chez eux. Mais il y avait dans tout le pays une
atmosphère festive et l’envie de discuter de tout, de la société et de la
possibilité de la changer. Dans tous les quartiers, les villes, grandes ou
petites, les gens se regroupaient, se parlaient, confrontaient leurs points de
vue. Dans bien des endroits, c’était un véritable forum permanent. C’est bien
pourquoi les jeunes ouvriers, plutôt que de rester enfermés dans les usines,
préféraient aller voir ce qui se passait dehors, attirés par le mouvement
étudiant et ses idées révolutionnaires.
Le
problème est que ces idées restèrent le plus souvent en dehors des usines, où
les appareils bureaucratiques faisaient la loi. La CGT et le PCF,
ultramajoritaires dans la classe ouvrière, avaient ouvert les vannes et tout
fait pour généraliser la grève et ainsi la contrôler, mais ce n’était certes
pas pour faire du mal à la bourgeoisie.
Le
programme revendicatif mis en avant par la CGT fut extrêmement vague : «
Réduction de la durée du travail, augmentation des salaires, véritable
politique de l’emploi », sans avancer aucun chiffre ! Il était bien loin de
ce qui était adopté dans les usines ou les bureaux : pas de salaire inférieur à
1 000 francs, une augmentation de 200 francs pour tous, (soit près de 25 % pour
la majorité des ouvriers), l’échelle mobile des salaires et le retour immédiat
aux 40 heures.
À peine
quelques jours après la généralisation de la grève, des pourparlers secrets
allaient commencer entre la CGT et le gouvernement, pour aboutir le 25 mai à la
comédie des négociations de Grenelle. Mais en finir avec la grève n’allait pas
être si simple. Et ce n’est pas tant la détermination des grévistes qui allait
faire défaut qu’un parti capable de proposer une politique alternative au
bradage de cette grève massive et enthousiaste.