Cet article a été rédigé le 3
janvier 2019. Il ne tient donc pas compte d’événements survenus par la suite,
ni de non-événements tels que le débat national de Macron avec ses
rebondissements successifs. Il sera publié dans le prochain numéro de notre
mensuel à paraître fin janvier.
Le mouvement des gilets jaunes,
malgré ses limites, ses illusions et ses confusions, a témoigné de la
profondeur du mécontentement dans les couches populaires. Il a montré la
capacité de mobilisation des participants, leur rejet des institutions censées
les représenter, et qui, en réalité, canalisent, détournent et étouffent
l’expression de leur colère.
Quel que soit son avenir, le
mouvement des gilets jaunes sera inévitablement relayé par d’autres réactions
sociales. En effet, la crise profonde de l’économie poussera la classe
capitaliste à aggraver l’exploitation des travailleurs salariés, mais aussi à
pourrir les conditions d’existence de bien d’autres couches populaires :
les paysans petits et moyens, les artisans, les petits commerçants. La
propriété privée de leurs instruments de travail et parfois, l’emploi de
quelques salariés donnent l’illusion de l’indépendance à une multitude de
catégories de la petite bourgeoisie. En réalité, elles sont écrasées par les
banques, dominées par les grosses entreprises donneuses d’ordres, spoliées par
les chaînes de distribution capitalistes. Et parmi ces catégories, nombreux
sont ceux qui sont poussés en permanence vers la paupérisation.
Il serait vain de vouloir deviner
la voie que prendront les prochains sursauts populaires, ou laquelle des mille
injustices de cette société provoquera des explosions de colère. Tout aussi
vain de tenter de prévoir quelles catégories se lanceront en premier et quels
moyens elles imagineront pour se faire entendre. La capacité d’imagination de
masses mises en mouvement pour leur survie est sans limite. La tâche des
militants communistes révolutionnaires n’est pas de deviner l’avenir, mais de
proposer une politique qui amène le prolétariat à se retrouver dans
l’enchevêtrement des intérêts sociaux différents, à prendre conscience de ses
intérêts de classe pour que, instruit par la lutte elle-même, sa conscience
finisse par s’élever jusqu’à son aboutissement ultime : la conviction
qu’il est nécessaire de renverser le pouvoir de la grande bourgeoisie et de lui
arracher la propriété privée des grandes entreprises et des banques afin de
mettre fin à sa domination sur l’économie.
Les enseignements de la colère
exprimée par les gilets jaunes
Il est dans la logique des choses
que le regard des masses, lorsqu’elles entrent en mouvement, soit focalisé sur
ceux qui gouvernent, avec tout ce que cela a de juste dans ses fondements, mais
aussi de source d’illusions ; juste car ceux qui gouvernent le font au
service de la classe dominante, celle à qui l’exploitation et l’oppression
profitent en dernier ressort ; source d’illusions cependant, car ceux qui
gouvernent sont largement interchangeables, et savoir se débarrasser de
serviteurs au sommet en cas de menace fait partie, depuis des temps
immémoriaux, de la culture politique de toute classe dominante. La bourgeoise
des pays impérialistes a même appris, au fil de l’histoire, à banaliser
l’opération, à s’en servir à titre préventif, à en faire un élément essentiel
de son système politique, à l’intégrer dans le fonctionnement régulier de la
démocratie bourgeoise par le biais de consultations électorales. Elle permet
d’utiliser le personnel politique comme soupape de sécurité, d’en changer, le
cas échéant, pour que rien ne change en fait dans la domination de la minorité
capitaliste.
Il est également dans la logique
des choses qu’une explosion de colère comme celle qui a conduit au mouvement
des gilets jaunes mélange des colères de catégories sociales diverses. Celles
du monde du travail, des retraités qui peinent à survivre, des chômeurs sans
espoir de trouver du travail dans leur région, des travailleurs qui n’en ont
trouvé un qu’à des dizaines de kilomètres de leur lieu d’habitation et pour qui
le prix du gazole est une composante vitale de leur pouvoir d’achat, des
aides-soignantes, des mères seules, des jeunes qui galèrent d’embauches
précaires en petits boulots, des ouvriers, employés, techniciens de petites
entreprises. Ces colères venant du monde des salariés se sont mélangées avec
celles des couches petites bourgeoises qui ont le plus de mal à s’en sortir. La
méfiance à l’égard des partis institutionnels, qui prend facilement la forme
d’un apolitisme affiché, s’enracine dans le désir de préserver l’unité entre
les différentes composantes du mouvement. Cette unité, et la fraternité forgée
sur les ronds-points occupés et dans les actions menées en commun, semblent
être le gage de la victoire. De quelle victoire ? De qui et contre
qui ? Le mouvement des gilets jaunes a d’autant plus de mal à répondre à
ces questions et même à se les poser que, derrière l’unité dans la colère, les
intérêts des uns et des autres divergent, tout comme aussi les voies pour
exprimer cette colère.
Commencé par la protestation
contre la hausse de la taxe sur le gazole, le mouvement s’est rapidement
transformé en protestation collective contre le recul du pouvoir d’achat. Mais
le constat de l’insuffisance du pouvoir d’achat conduisait vers des exigences
différentes pour un patron routier ou un artisan ambulancier et pour leurs
salariés respectifs.
Des deux seuls objectifs unifiants
qui surnagent, la démission de Macron et le « référendum d’initiative
citoyenne », le premier unifie surtout la faune des politiciens de la
bourgeoisie, de Marine Le Pen à Mélenchon en passant par tous les autres, ex et
futurs ministres, qui guignent la porte qu’ouvre l’affaiblissement de Macron
devant leurs ambitions respectives. Quant au second objectif, il ne signifie
rien sinon une nouvelle forme de faux espoir pour cette majorité qui n’a pas
droit à la parole et qui ne l’aura pas plus avec le référendum d’initiative
citoyenne et surtout pas le moyen de décider. Le vrai pouvoir ne réside pas
dans le nombre de votes obtenus à un référendum, mais dans la force matérielle
de l’appareil d’État et derrière, dans le pouvoir de l’argent, c’est-à-dire dans
l’immense pouvoir sur la société que le monopole du grand capital confère à la
grande bourgeoisie. Ce n’est pas pour rien que tous les partis de la
bourgeoisie, macronistes compris, sont enclins à accepter le principe de ce
type de référendum. Après tout, les banquiers et les milliardaires de la
bourgeoisie suisse, une des plus vieilles et des plus voraces d’Europe, ne se
sont jamais sentis menacés dans le moindre de leurs privilèges par les
« votations ».
Raison de plus pour les
communistes révolutionnaires de défendre un programme qui corresponde aux
intérêts matériels mais aussi politiques du prolétariat. Pas seulement pour que
les salariés ne se retrouvent pas oubliés dans l’affaire, même si le
gouvernement lâche quelques bricoles. Il ne s’agit pas d’un intérêt catégoriel
de plus à différencier et, encore moins, à opposer à la multitude des intérêts
catégoriels de couches populaires victimes du grand capital. Il s’agit de ce
fait fondamental que le prolétariat, la classe sociale qui n’a que sa force de travail
pour vivre et que la propriété privée ne relie pas au capitalisme, est la seule
classe qui a la force et les moyens de combattre le grand capital jusqu’au
bout, jusqu’à la destruction du capitalisme. C’est en fonction de cette
perspective que la classe ouvrière doit prendre conscience de ses intérêts
politiques et les l’affirmer.
Signe d’un début de renouveau de
la combativité, 2018 a été marquée par deux luttes impliquant des secteurs, en
apparence fort différents, de la classe ouvrière. Au printemps, un de ses
secteurs réputés les plus combatifs, et aussi des plus influencés par les
syndicats traditionnels, les cheminots. Quelques mois après, le mouvement des
gilets jaunes, bien plus composite socialement, a entraîné des travailleurs de
petites entreprises, des chômeurs, des retraités, des isolés. Ni l’un ni
l’autre de ces mouvements n’ont entraîné le gros de la classe ouvrière, celle
des grandes entreprises. Mais les deux ont en commun d’avoir bénéficié, chacun
à sa façon, d’une large sympathie parmi les travailleurs, et bien au-delà. Et
par ailleurs, un certain nombre de travailleurs, y compris ceux de grandes
entreprises, ont participé à titre individuel aux blocages et aux
manifestations. Par endroit, ils en constituaient une part majeure ; y compris
des militants syndicaux, surtout de la CGT, en opposition de fait avec les
bureaucrates des directions syndicales par facilité, sans doute, pour beaucoup
d’entre eux.
Internet, relayé au début par les
chaînes de télévision, a semblé offrir un moyen de mobilisation miraculeux.
Pour les plus isolés, c’est un moyen de rompre l’isolement ; pour ceux des
entreprises, cela permet de ne pas s’affronter directement au patron et à son
encadrement. Mais c’est une facilité qui est en même temps une faiblesse. Comme
c’est une facilité de bloquer une route, un carrefour, et non les entreprises
où se produisent les profits. C’était la principale limite du mouvement des
gilets jaunes.
L’attitude choisie par les
directions syndicales, celle de la CGT en particulier, invoquant la présence
dans le mouvement de militants d’extrême droite, ne pouvait surgir que de
l’esprit obtus de bureaucrates qui confondent les luttes de classe avec des
calculs de boutiquier. La présence de militants d’extrême droite, cherchant à
capitaliser la situation au profit de Marine Le Pen, de Dupont-Aignan ou de
groupuscules plus réactionnaires encore, tous ennemis mortels de la classe
ouvrière, cette présence donc n’aurait pas dû être un prétexte de se détourner
d’un mouvement dans lequel se retrouvait toute une partie du monde du travail.
Elle aurait dû, au contraire, les inciter à engager le combat contre les
tentatives de l’extrême droite. Mais autant demander du lait à un bouc. Les
bureaucraties syndicales sont tellement habituées à leur fonction de roue de
secours de l’ordre bourgeois qu’elles sont envahies d’une sainte terreur dès
que cet ordre est ébranlé un tant soit peu par en bas. Les crises sociales,
même limitées comme celle en cours, qui perturbent le paisible ronron des
institutions du parlementarisme bourgeois, se traduisent par des poussées vers
les « extrêmes ». Pas seulement vers diverses forces de
contestation ; mais aussi vers des forces politiques qui n’épousent la
contestation que pour mieux offrir à la grande bourgeoisie une solution
politique qui rompt avec le jeu ordinaire des partis déconsidérés. L’issue de
l’affrontement se décide par la lutte entre ceux qui se soulèvent contre
l’ordre capitaliste et ceux qui ont pour objectif de le préserver, fût-ce par
la violence d’un régime autoritaire. Il y a des candidats à ce rôle. Faire
croire, comme le font les réformistes de la gauche politique et des directions
syndicales, que l’on peut rester neutres dans cette lutte, refuser de prendre
parti en évoquant le bon vieux temps où la contestation se limitait aux débats
parlementaires et aux cortèges syndicaux périodiques, c’est désarmer les masses
populaires qui s’éveillent à la contestation.
C’est précisément cette
incapacité des organisations réformistes à reprendre à leur compte la colère
des couches les plus écrasées de la société, et à leur donner des objectifs,
qui favorise les forces politiques les plus hostiles aux intérêts politiques
des travailleurs, et elles surfent sur cette colère pour la retourner contre
eux.
S’il se poursuit, le recul de la
participation aux manifestations et aux blocages, laissera de plus en plus la
place aux manœuvres entre forces politiques d’autant plus dangereuses pour
l’avenir qu’elles diffusent les idées les plus réactionnaires, les plus
abjectes, sous le couvert de l’apolitisme. Quelle que soit son évolution
cependant, le mouvement des gilets jaunes n’aura pas été un épiphénomène, une
saute d’humeur face à un gouvernement méprisant, mais une expression
supplémentaire d’une profonde crise sociale.
La crise sociale qui l’a engendré
n’est pas surmontée et ne peut pas l’être. Le gouvernement ne peut pas répondre
aux inquiétudes des classes populaires devant la montée de la pauvreté car la
grande bourgeoisie, le grand capital, ne lui en laissent pas les moyens. Tout
dépend de la capacité de ce qui est le plus fort dans la classe ouvrière, les
travailleurs des grandes entreprises de production, la distribution et les
banques, à prendre la relève des premiers combattants de la classe exploitée,
en s’attaquant aux intérêts matériels de la classe dirigeante, et pas seulement
à son personnel politique. C’est l’entrée en lutte des gros contingents du
prolétariat qui donnera un sens, et surtout, une perspective de lutte, à ceux
qui ont eu le courage de se lancer les premiers dans la contestation.
Il faudrait aussi une véritable
organisation qui permette aux masses exploitées d’aller plus loin. Les hommes
politiques de la bourgeoisie et les commentateurs ont déploré l’absence d’une
organisation et de leaders capables de représenter les gilets jaunes, mais en
réalité susceptibles de trahir leurs intérêts, étouffer leur colère en la
ramenant vers les institutions officielles de la démocratie bourgeoise :
partis, syndicats, consultations électorales, défilés syndicaux bien encadrés,
prévisibles et programmés. La question de l’organisation se pose cependant
infiniment plus dans la perspective opposée : celle d’incarner la volonté
des masses à imposer leur droit à une vie digne. La mobilisation des
travailleurs de grandes entreprises en grève offrirait des possibilités
d’organisation aussi fraternelles que celles que se sont données spontanément
les participants à nombre de points de blocage, mais autrement plus efficaces
et, surtout, plus ouvertes sur l’avenir. Les assemblées générales d’une
entreprise en lutte, accueillant tout travailleur, chômeur ou retraité des
alentours, serait un cadre naturel pour discuter collectivement des problèmes,
pour forger l’unité du monde du travail par-delà toutes les divisions, pour
dégager des objectifs. Et les comités de grève élus par ces assemblées
pourraient et devraient devenir les embryons d’une direction de classe…
(La suite et fin demain)
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire