Le
premier pas sur la Lune d’une société qui piétine
« Un petit pas pour l’homme, un grand pas pour
l’humanité », cette phrase prononcée par Neil Armstrong, le
premier à avoir posé le pied sur la Lune le 21 juillet 1969, exprimait le
sentiment de tous ceux qui ont suivi en direct le premier alunissage. 50 ans
plus tard, cet exploit reste un symbole. Il souligne les formidables capacités
scientifiques et techniques auxquelles est parvenue l’humanité, en même temps
que les tares, non résolues, de la société au sein de laquelle il a été
réalisé.
Permettre à des hommes de
parcourir les 380 000 kilomètres qui séparent la Terre de la Lune, de se poser
en douceur sur ce satellite naturel dépourvu d’oxygène, puis d’en repartir pour
rentrer sains et saufs sur Terre, est une prouesse. Pour envoyer quelques
hommes sur la Lune, il a fallu la longue collaboration de quelque 400 000
personnes : des astronautes et des pilotes intrépides ; des
ingénieurs et des scientifiques maîtrisant les lois de la physique et inventant
de nouvelles techniques ; des milliers d’ouvriers et de techniciens
mettant en œuvre des moyens de production complexes, fruits du développement
industriel du monde entier. Pour propulser Armstrong, Aldrin et Collins vers la
Lune, il a fallu bien d’autres « figures de l’ombre », comme ces
femmes noires de l’Amérique ségrégationniste des années 1950 et 1960,
calculatrices hors pair.
Lors d’un discours en 1961, Kennedy,
alors président des États-Unis, avait fait de la Lune un objectif impératif « avant
la fin de la décennie ». Il s’agissait de rattraper puis de battre
l’Union soviétique qui avait plusieurs longueurs d’avance dans la conquête
spatiale. En octobre 1957, la mise en orbite de Spoutnik, le tout premier
satellite artificiel, avait permis à Khrouchtchev, le dirigeant de l’URSS
d’alors, de clamer : « Les spoutniks prouvent que le socialisme a
gagné la compétition entre les pays socialistes et capitalistes »… En
avril 1961, avec la mise en orbite de Youri Gagarine, premier homme dans
l’espace, les dirigeants soviétiques enfonçaient le clou. Quant à y voir une
démonstration de la supériorité du socialisme, c’était oublier que pour réussir
ses exploits spatiaux, l’Union soviétique, coupée de l’économie mondiale,
devait y consacrer une part importante de ses ressources industrielles, au
détriment d’autres secteurs vitaux pour la population, comme les biens de
consommation ou l’agriculture.
Reste que ces victoires successives
montraient les capacités d’une économie planifiée, sans concurrence entre
entreprises mues par le profit. Le programme spatial américain se heurtait,
justement, à la concurrence entre les grandes firmes du secteur aéronautique et
entre les différentes branches de l’armée.
En juillet 1958, pour mettre un
terme à cette rivalité désastreuse, le gouvernement américain créa de toute
pièce la Nasa, une agence publique chargée de coordonner, avec des moyens
considérables, le programme spatial américain. En dix ans, elle allait
mobiliser les moyens, les compétences et les énergies nécessaires pour que les
États-Unis rattrapent leur retard. En Amérique aussi, la planification
l’emportait donc sur l’économie de marché ! Comme dans presque toute l’histoire
du capitalisme, il fallait l’intervention de l’État pour réaliser des
investissements majeurs. Les États-Unis n’ayant cependant rien de socialiste,
la Nasa allait sous-traiter, sous sa tutelle, la production de tous les
éléments du programme spatial. Les 25 milliards de dollars du programme Apollo
(environ 150 milliards de dollars actuels) allaient faire le bonheur d’une
myriade d’entreprises privées.
Comme tous les organismes publics
dans tous les pays du monde, la Nasa allait ainsi servir de vache à lait aux
capitalistes. Le dernier en date est Elon Musk, propriétaire de Space X, qui a
obtenu en 2008 un contrat substantiel pour ravitailler la station spatiale
internationale ISS. Profitant à fond de l’expérience accumulée de la Nasa, il
s’apprête à transformer l’espace en Luna Park pour les riches privilégiés qui
pourront payer leur ticket quelques dizaines de millions de dollars. Il peut
ainsi dilapider de façon révoltante le travail collectif de l’humanité pour
amuser quelques richards dans une société qui manque de médicaments ou de
logements.
La Nasa est un organisme civil
aux activités pacifiques qui ont, malgré tout, de multiples retombées positives
sur la vie quotidienne, du GPS aux prévisions météo. Mais le programme spatial
américain n’en a pas moins toujours été étroitement surveillé par les
militaires. Si Kennedy voulait arriver sur la Lune avant l’Union soviétique, ce
n’était pas seulement pour le prestige. Comme le déclarait un sénateur
américain en 1957 : « Si vous êtes en mesure d’accomplir le lancement
du Spoutnik, cela veut dire que vous pouvez lancer une bombe thermonucléaire
très facilement. » L’enjeu des programmes spatiaux a toujours été
celui du contrôle de l’espace par les grandes puissances. Depuis Kennedy, tous
les présidents américains ont consacré des centaines de milliards de dollars à
la « guerre des étoiles ». Trump a créé une force de l’espace,
spécialisée dans l’utilisation de missiles pour la destruction des satellites
russes ou chinois. Il se prépare à faire de l’espace un des champs de bataille
des guerres à venir.
C’est une autre raison qui vient
refroidir l’enthousiasme suscité par le premier pas de l’homme sur la Lune et
les prouesses spatiales qui ont suivi. La compétence humaine et les moyens
techniques accumulés sont gaspillés par une organisation sociale qui maintient
la propriété privée des moyens de production, la concurrence et la guerre entre
les firmes et les États qui défendent leurs intérêts. Renverser cet ordre
social est le plus urgent des « grands pas pour l’humanité » qui
restent à accomplir.
Xavier
LACHAU (Lutte ouvrière n°2659)