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mardi 15 janvier 2019

Lutte de Classe, la revue de Lutte ouvrière : un supplément concernant la mobilisation des gilets jaunes (1ère partie)





Les gilets jaunes : l’expression d’une colère, la recherche d’une perspective



Cet article a été rédigé le 3 janvier 2019. Il ne tient donc pas compte d’événements survenus par la suite, ni de non-événements tels que le débat national de Macron avec ses rebondissements successifs. Il sera publié dans le prochain numéro de notre mensuel à paraître fin janvier.

Le mouvement des gilets jaunes, malgré ses limites, ses illusions et ses confusions, a témoigné de la profondeur du mécontentement dans les couches populaires. Il a montré la capacité de mobilisation des participants, leur rejet des institutions censées les représenter, et qui, en réalité, canalisent, détournent et étouffent l’expression de leur colère.
Quel que soit son avenir, le mouvement des gilets jaunes sera inévitablement relayé par d’autres réactions sociales. En effet, la crise profonde de l’économie poussera la classe capitaliste à aggraver l’exploitation des travailleurs salariés, mais aussi à pourrir les conditions d’existence de bien d’autres couches populaires : les paysans petits et moyens, les artisans, les petits commerçants. La propriété privée de leurs instruments de travail et parfois, l’emploi de quelques salariés donnent l’illusion de l’indépendance à une multitude de catégories de la petite bourgeoisie. En réalité, elles sont écrasées par les banques, dominées par les grosses entreprises donneuses d’ordres, spoliées par les chaînes de distribution capitalistes. Et parmi ces catégories, nombreux sont ceux qui sont poussés en permanence vers la paupérisation.
Il serait vain de vouloir deviner la voie que prendront les prochains sursauts populaires, ou laquelle des mille injustices de cette société provoquera des explosions de colère. Tout aussi vain de tenter de prévoir quelles catégories se lanceront en premier et quels moyens elles imagineront pour se faire entendre. La capacité d’imagination de masses mises en mouvement pour leur survie est sans limite. La tâche des militants communistes révolutionnaires n’est pas de deviner l’avenir, mais de proposer une politique qui amène le prolétariat à se retrouver dans l’enchevêtrement des intérêts sociaux différents, à prendre conscience de ses intérêts de classe pour que, instruit par la lutte elle-même, sa conscience finisse par s’élever jusqu’à son aboutissement ultime : la conviction qu’il est nécessaire de renverser le pouvoir de la grande bourgeoisie et de lui arracher la propriété privée des grandes entreprises et des banques afin de mettre fin à sa domination sur l’économie.

Les enseignements de la colère exprimée par les gilets jaunes

Il est dans la logique des choses que le regard des masses, lorsqu’elles entrent en mouvement, soit focalisé sur ceux qui gouvernent, avec tout ce que cela a de juste dans ses fondements, mais aussi de source d’illusions ; juste car ceux qui gouvernent le font au service de la classe dominante, celle à qui l’exploitation et l’oppression profitent en dernier ressort ; source d’illusions cependant, car ceux qui gouvernent sont largement interchangeables, et savoir se débarrasser de serviteurs au sommet en cas de menace fait partie, depuis des temps immémoriaux, de la culture politique de toute classe dominante. La bourgeoise des pays impérialistes a même appris, au fil de l’histoire, à banaliser l’opération, à s’en servir à titre préventif, à en faire un élément essentiel de son système politique, à l’intégrer dans le fonctionnement régulier de la démocratie bourgeoise par le biais de consultations électorales. Elle permet d’utiliser le personnel politique comme soupape de sécurité, d’en changer, le cas échéant, pour que rien ne change en fait dans la domination de la minorité capitaliste.
Il est également dans la logique des choses qu’une explosion de colère comme celle qui a conduit au mouvement des gilets jaunes mélange des colères de catégories sociales diverses. Celles du monde du travail, des retraités qui peinent à survivre, des chômeurs sans espoir de trouver du travail dans leur région, des travailleurs qui n’en ont trouvé un qu’à des dizaines de kilomètres de leur lieu d’habitation et pour qui le prix du gazole est une composante vitale de leur pouvoir d’achat, des aides-soignantes, des mères seules, des jeunes qui galèrent d’embauches précaires en petits boulots, des ouvriers, employés, techniciens de petites entreprises. Ces colères venant du monde des salariés se sont mélangées avec celles des couches petites bourgeoises qui ont le plus de mal à s’en sortir. La méfiance à l’égard des partis institutionnels, qui prend facilement la forme d’un apolitisme affiché, s’enracine dans le désir de préserver l’unité entre les différentes composantes du mouvement. Cette unité, et la fraternité forgée sur les ronds-points occupés et dans les actions menées en commun, semblent être le gage de la victoire. De quelle victoire ? De qui et contre qui ? Le mouvement des gilets jaunes a d’autant plus de mal à répondre à ces questions et même à se les poser que, derrière l’unité dans la colère, les intérêts des uns et des autres divergent, tout comme aussi les voies pour exprimer cette colère.
Commencé par la protestation contre la hausse de la taxe sur le gazole, le mouvement s’est rapidement transformé en protestation collective contre le recul du pouvoir d’achat. Mais le constat de l’insuffisance du pouvoir d’achat conduisait vers des exigences différentes pour un patron routier ou un artisan ambulancier et pour leurs salariés respectifs.
Des deux seuls objectifs unifiants qui surnagent, la démission de Macron et le « référendum d’initiative citoyenne », le premier unifie surtout la faune des politiciens de la bourgeoisie, de Marine Le Pen à Mélenchon en passant par tous les autres, ex et futurs ministres, qui guignent la porte qu’ouvre l’affaiblissement de Macron devant leurs ambitions respectives. Quant au second objectif, il ne signifie rien sinon une nouvelle forme de faux espoir pour cette majorité qui n’a pas droit à la parole et qui ne l’aura pas plus avec le référendum d’initiative citoyenne et surtout pas le moyen de décider. Le vrai pouvoir ne réside pas dans le nombre de votes obtenus à un référendum, mais dans la force matérielle de l’appareil d’État et derrière, dans le pouvoir de l’argent, c’est-à-dire dans l’immense pouvoir sur la société que le monopole du grand capital confère à la grande bourgeoisie. Ce n’est pas pour rien que tous les partis de la bourgeoisie, macronistes compris, sont enclins à accepter le principe de ce type de référendum. Après tout, les banquiers et les milliardaires de la bourgeoisie suisse, une des plus vieilles et des plus voraces d’Europe, ne se sont jamais sentis menacés dans le moindre de leurs privilèges par les « votations ».
Raison de plus pour les communistes révolutionnaires de défendre un programme qui corresponde aux intérêts matériels mais aussi politiques du prolétariat. Pas seulement pour que les salariés ne se retrouvent pas oubliés dans l’affaire, même si le gouvernement lâche quelques bricoles. Il ne s’agit pas d’un intérêt catégoriel de plus à différencier et, encore moins, à opposer à la multitude des intérêts catégoriels de couches populaires victimes du grand capital. Il s’agit de ce fait fondamental que le prolétariat, la classe sociale qui n’a que sa force de travail pour vivre et que la propriété privée ne relie pas au capitalisme, est la seule classe qui a la force et les moyens de combattre le grand capital jusqu’au bout, jusqu’à la destruction du capitalisme. C’est en fonction de cette perspective que la classe ouvrière doit prendre conscience de ses intérêts politiques et les l’affirmer.
Signe d’un début de renouveau de la combativité, 2018 a été marquée par deux luttes impliquant des secteurs, en apparence fort différents, de la classe ouvrière. Au printemps, un de ses secteurs réputés les plus combatifs, et aussi des plus influencés par les syndicats traditionnels, les cheminots. Quelques mois après, le mouvement des gilets jaunes, bien plus composite socialement, a entraîné des travailleurs de petites entreprises, des chômeurs, des retraités, des isolés. Ni l’un ni l’autre de ces mouvements n’ont entraîné le gros de la classe ouvrière, celle des grandes entreprises. Mais les deux ont en commun d’avoir bénéficié, chacun à sa façon, d’une large sympathie parmi les travailleurs, et bien au-delà. Et par ailleurs, un certain nombre de travailleurs, y compris ceux de grandes entreprises, ont participé à titre individuel aux blocages et aux manifestations. Par endroit, ils en constituaient une part majeure ; y compris des militants syndicaux, surtout de la CGT, en opposition de fait avec les bureaucrates des directions syndicales par facilité, sans doute, pour beaucoup d’entre eux.
Internet, relayé au début par les chaînes de télévision, a semblé offrir un moyen de mobilisation miraculeux. Pour les plus isolés, c’est un moyen de rompre l’isolement ; pour ceux des entreprises, cela permet de ne pas s’affronter directement au patron et à son encadrement. Mais c’est une facilité qui est en même temps une faiblesse. Comme c’est une facilité de bloquer une route, un carrefour, et non les entreprises où se produisent les profits. C’était la principale limite du mouvement des gilets jaunes.
L’attitude choisie par les directions syndicales, celle de la CGT en particulier, invoquant la présence dans le mouvement de militants d’extrême droite, ne pouvait surgir que de l’esprit obtus de bureaucrates qui confondent les luttes de classe avec des calculs de boutiquier. La présence de militants d’extrême droite, cherchant à capitaliser la situation au profit de Marine Le Pen, de Dupont-Aignan ou de groupuscules plus réactionnaires encore, tous ennemis mortels de la classe ouvrière, cette présence donc n’aurait pas dû être un prétexte de se détourner d’un mouvement dans lequel se retrouvait toute une partie du monde du travail. Elle aurait dû, au contraire, les inciter à engager le combat contre les tentatives de l’extrême droite. Mais autant demander du lait à un bouc. Les bureaucraties syndicales sont tellement habituées à leur fonction de roue de secours de l’ordre bourgeois qu’elles sont envahies d’une sainte terreur dès que cet ordre est ébranlé un tant soit peu par en bas. Les crises sociales, même limitées comme celle en cours, qui perturbent le paisible ronron des institutions du parlementarisme bourgeois, se traduisent par des poussées vers les « extrêmes ». Pas seulement vers diverses forces de contestation ; mais aussi vers des forces politiques qui n’épousent la contestation que pour mieux offrir à la grande bourgeoisie une solution politique qui rompt avec le jeu ordinaire des partis déconsidérés. L’issue de l’affrontement se décide par la lutte entre ceux qui se soulèvent contre l’ordre capitaliste et ceux qui ont pour objectif de le préserver, fût-ce par la violence d’un régime autoritaire. Il y a des candidats à ce rôle. Faire croire, comme le font les réformistes de la gauche politique et des directions syndicales, que l’on peut rester neutres dans cette lutte, refuser de prendre parti en évoquant le bon vieux temps où la contestation se limitait aux débats parlementaires et aux cortèges syndicaux périodiques, c’est désarmer les masses populaires qui s’éveillent à la contestation.

C’est précisément cette incapacité des organisations réformistes à reprendre à leur compte la colère des couches les plus écrasées de la société, et à leur donner des objectifs, qui favorise les forces politiques les plus hostiles aux intérêts politiques des travailleurs, et elles surfent sur cette colère pour la retourner contre eux.
S’il se poursuit, le recul de la participation aux manifestations et aux blocages, laissera de plus en plus la place aux manœuvres entre forces politiques d’autant plus dangereuses pour l’avenir qu’elles diffusent les idées les plus réactionnaires, les plus abjectes, sous le couvert de l’apolitisme. Quelle que soit son évolution cependant, le mouvement des gilets jaunes n’aura pas été un épiphénomène, une saute d’humeur face à un gouvernement méprisant, mais une expression supplémentaire d’une profonde crise sociale.
La crise sociale qui l’a engendré n’est pas surmontée et ne peut pas l’être. Le gouvernement ne peut pas répondre aux inquiétudes des classes populaires devant la montée de la pauvreté car la grande bourgeoisie, le grand capital, ne lui en laissent pas les moyens. Tout dépend de la capacité de ce qui est le plus fort dans la classe ouvrière, les travailleurs des grandes entreprises de production, la distribution et les banques, à prendre la relève des premiers combattants de la classe exploitée, en s’attaquant aux intérêts matériels de la classe dirigeante, et pas seulement à son personnel politique. C’est l’entrée en lutte des gros contingents du prolétariat qui donnera un sens, et surtout, une perspective de lutte, à ceux qui ont eu le courage de se lancer les premiers dans la contestation.
Il faudrait aussi une véritable organisation qui permette aux masses exploitées d’aller plus loin. Les hommes politiques de la bourgeoisie et les commentateurs ont déploré l’absence d’une organisation et de leaders capables de représenter les gilets jaunes, mais en réalité susceptibles de trahir leurs intérêts, étouffer leur colère en la ramenant vers les institutions officielles de la démocratie bourgeoise : partis, syndicats, consultations électorales, défilés syndicaux bien encadrés, prévisibles et programmés. La question de l’organisation se pose cependant infiniment plus dans la perspective opposée : celle d’incarner la volonté des masses à imposer leur droit à une vie digne. La mobilisation des travailleurs de grandes entreprises en grève offrirait des possibilités d’organisation aussi fraternelles que celles que se sont données spontanément les participants à nombre de points de blocage, mais autrement plus efficaces et, surtout, plus ouvertes sur l’avenir. Les assemblées générales d’une entreprise en lutte, accueillant tout travailleur, chômeur ou retraité des alentours, serait un cadre naturel pour discuter collectivement des problèmes, pour forger l’unité du monde du travail par-delà toutes les divisions, pour dégager des objectifs. Et les comités de grève élus par ces assemblées pourraient et devraient devenir les embryons d’une direction de classe…


                                                                    (La suite et fin demain)

lundi 31 décembre 2018

Les révolutionnaires et le mouvement des Gilets jaunes. Un article de notre revue Lutte de Classe n°196 – décembre- janvier2019 (troisième et dernière partie)



 
Notre politique vis-à-vis des Gilets jaunes

Notre conviction de marxistes est qu’il ne peut pas y avoir d’issue positive pour le monde du travail si la classe ouvrière n’intervient pas sur la base de ses intérêts de classe et surtout sur la base de ses perspectives de classe. Le prolétariat organisé dans les grandes entreprises est le seul à même de porter le combat contre la bourgeoisie et l’ordre capitaliste, à porter les perspectives révolutionnaires pour toute la société. Le paradoxe, c’est que les travailleurs qui peuvent le plus se battre sont, en ce moment, ceux qui le veulent le moins. Mais les choses ne sont pas figées. Quand cela commence à bouger, bien des perspectives s’ouvrent non seulement pour ceux qui sont dans l’action mais aussi pour ceux qui regardent. Alors il nous faut tout à la fois nous adresser aux travailleurs des entreprises où nous militons et à ceux qui participent au mouvement des gilets jaunes.
Les gilets jaunes constituent un mouvement disparate par sa composition sociale, qui réunit le monde du travail de la France rurale ou périurbaine, comme on dit, c’est-à-dire des salariés, des retraités, des chômeurs et beaucoup d’artisans, d’autoentrepreneurs, d’indépendants, parfois des agriculteurs, sans compter cette catégorie qui a fait masse dans de nombreuses villes, les motards, qu’il est bien difficile de classer. Cette composition fluctue selon les régions, selon les villes et même selon les différents points de blocage près d’une même ville.
Quant au prolétariat présent, c’est un prolétariat de petites entreprises, dispersé, bien souvent non syndiqué, et très lié au monde artisan et commerçant: les uns et les autres appartiennent aux mêmes familles, se côtoient en permanence dans les associations diverses et variées et partagent souvent le même niveau de vie. Des coiffeuses, des fleuristes, des artisans du bâtiment, ne vivent parfois pas mieux que les salariés au smic; et bien des autoentrepreneurs vivent encore plus difficilement.
Alors tous combattent ensemble. Mais nous, c’est à la partie prolétarienne de ce mouvement que nous voulons d’abord nous adresser et proposer une politique, pas au mouvement dans son ensemble. Car il serait vain et erroné de vouloir repeindre les gilets jaunes en… gilets rouges.
Nous militons pour que les travailleurs en gilets jaunes aient conscience de leurs intérêts de classe, pour qu’ils se rendent compte qu’ils ont leurs revendications propres, que leur salaire est leur seule richesse et qu’il faut se battre pour lui. Nous militons pour qu’ils soient conscients du fait que, s’ils se cantonnent à la fiscalité, ils risquent de donner un coup d’épée dans l’eau. La plupart des gilets jaunes qui sont des travailleurs salariés ne se voient pas du tout se battre contre leur patron. Nombre d’entre eux estiment que leurs intérêts vont de pair et que le combat est à mener, non pas contre le grand capital, mais contre Macron et l’État. De fait, ils sont très éloignés des idées de lutte de classe, voire les rejettent.
Si l’augmentation du smic est une revendication qui est un peu reprise par les gilets jaunes, c’est aussi parce que, dans l’esprit du plus grand nombre, elle s’adresse au gouvernement et à Macron bien plus qu’aux patrons. Et comme l’a déclaré le dirigeant du Medef, il n’est pas contre une augmentation du smic, à condition que ce soit l’État qui la paye! Et c’est un peu ça qu’il y a dans pas mal de têtes.
Autrement dit, nous n’appelons pas, comme le NPA, à «fédérer les colères», nous visons à les séparer. Nous visons à séparer les dynamiques de classe représentées d’un côté par les travailleurs exploités, et de l’autre par les petits patrons. Nous cherchons aussi à opposer notre politique à celle que le RN peut proposer, et qui consiste surtout à ne jamais parler des responsabilités des capitalistes, ni à dire qu’il faut prendre sur les profits pour augmenter les salaires et embaucher. Voilà pourquoi nous ne sommes pas des gilets jaunes. Mais nous en sommes solidaires. Nous souhaitons que leur mouvement fasse vraiment reculer Macron et que cela soit ressenti comme une victoire pour tous les travailleurs.
S’adresser sur le terrain de la lutte de classe aux gilets jaunes qui sont des travailleurs n’est pas facile. Il faut trouver les mots, faire réfléchir, prendre le temps de s’expliquer. Les camarades qui le font depuis un mois en font l’expérience. Mais ce qui est aussi notable, c’est qu’ils ne sont pas rejetés. Nous discutons d’ailleurs aussi avec des artisans et des petits commerçants, y compris pour leur démontrer qu’augmenter les salaires n’est pas contraire à leurs intérêts, ce que certains sont tout à fait capables d’entendre. Malgré les difficultés et toutes les limites qu’il y a, nous tentons de faire dans ce mouvement ce que nous faisons en permanence: élever la conscience de classe des travailleurs.
Ce n’est évidemment pas nous qui pouvons orienter politiquement ce mouvement. Et, encore une fois, ce n’est pas du tout notre but. Notre but est de nous adresser politiquement au monde du travail de ces villes moyennes et d’essayer de faire progresser leur conscience politique.
Des dizaines de milliers de personnes, appartenant en majorité aux classes populaires, bougent parfois pour la première fois de leur vie. Elles découvrent la solidarité de ceux qui luttent ensemble. Certains en sont complètement bouleversés. Ils apprennent à s’organiser, ils s’expriment, discutent, s’engueulent, que ce soit sur les revendications ou sur la façon d’agir. Ils découvrent les violences policières et la répression. Tout en expliquant que leur mouvement est apolitique, ils n’ont jamais fait autant de politique de leur vie. Ils font leur apprentissage. À commencer par le fait qu’on peut se lancer dans le combat, y compris sans les organisations syndicales, et que les travailleurs n’ont pas besoin d’avocats pour porter leurs revendications.

Militer vis-à-vis des travailleurs dans les entreprises

Ce mouvement peut évoluer et rebondir, tant par son nombre que par son caractère social. La contestation, surtout si elle paraît victorieuse, est contagieuse. Cette semaine, outre les lycéens, les ambulanciers et les entrepreneurs du bâtiment sont montés au créneau. Et vu la crise économique et ses conséquences sur toute la société, il se peut que nombre de catégories sociales non prolétariennes prennent le mors aux dents et se battent avec bien plus de détermination que les travailleurs contre la politique gouvernementale. Si c’est le cas, la classe ouvrière le paiera socialement et politiquement.
Toute notre politique consiste à faire en sorte que le centre de gravité de la combativité se déplace et que le prolétariat en devienne le centre. Mais dans l’état actuel des choses où le gros du prolétariat ne se sent pas vraiment impliqué, nous n’avons ni la taille ni le crédit pour influer dans ce sens. Mais notre priorité reste le prolétariat concentré dans les grandes entreprises. Ces ouvriers sont attirés par les gilets jaunes, à l’exception peut-être des travailleurs immigrés, qui ont le sentiment de ne pas avoir leur place dans un mouvement majoritairement blanc, et dont ils craignent qu’il soit en partie raciste.
On connaît dans bien des entreprises des ouvriers qui, après le boulot, foncent sur tel ou tel barrage, ne serait-ce que pour y passer un peu de temps. Autant ils se posent le problème de participer aux gilets jaunes, autant mener la bagarre dans leur entreprise, contre leur patron, leur semble encore impossible. Nous ne savons pas si le mouvement des gilets jaunes peut, comme la révolte étudiante de 1968, déboucher sur une grève générale, mais il faut en défendre la nécessité auprès des travailleurs, qui prennent justement 1968 comme référence.
Il ne s’agit pas de multiplier les appels à tel ou tel débrayage ou telle ou telle manifestation. Lorsque les travailleurs voudront réellement se mettre en grève, ils sauront le dire et le faire. Il faut surtout être là et discuter, faire de la politique, parler en communiste révolutionnaire. Même si nos camarades de travail ne veulent pas se battre, les discussions que nous avons aujourd’hui avec eux comptent double. Beaucoup se posent un tas de questions: que penser de ce mouvement? Quel rôle peut jouer la violence? Où peut-il aller? Et si Macron démissionnait, qu’est-ce que cela changerait?
Nous sommes dans une période propice à une politisation du monde ouvrier, plus propice que n’importe quelle campagne électorale. Parce qu’un tas de gens se posent le problème d’agir ou connaissent dans leur famille ou dans leur voisinage des gens qui se mobilisent. Alors il faut en profiter, faire de la politique, prendre le temps des discussions, proposer des réunions politiques, même s’ils sont peu nombreux.
Dans les entreprises, le mouvement des gilets jaunes permet d’avoir des discussions avec un milieu qui n’est pas politisé d’ordinaire. Dans beaucoup de sites, cette période se télescope avec les élections aux CSE. Il y a un tas de choses à faire sur le terrain syndical et nous ne pouvons y échapper. Mais nous devons faire de la politique.

La politique des organisations syndicales

Depuis que le mouvement a commencé, les discussions sont vives dans les syndicats, parce que les directions comme les militants de base se déchirent sur la question. Toutes les confédérations ont utilisé le fait que certaines initiatives émanaient de Debout la France et qu’elles étaient soutenues par le RN pour fustiger le mouvement, pour s’en démarquer et le discréditer. Le secrétaire de la CGT, Martinez, a déclaré: «Il est impossible d’imaginer la CGT défiler à côté du Front national.» La CFDT et Sud ont eu à peu près la même politique. Cela revenait à coller une étiquette sur des dizaines de milliers de femmes et d’hommes, alors même qu’ils la refusaient eux-mêmes et qu’ils exprimaient des revendications légitimes.
En réalité, les directions syndicales étaient hostiles dès le départ car ce n’était pas leur initiative, et parce que de façon générale elles sont méfiantes et méprisantes vis-à-vis des masses. Cela rappelle l’attitude de la CGT vis-à-vis du mouvement étudiant en Mai 68. Dans le texte sur la situation intérieure, il y a tout un développement sur les freins et les poids morts que représentent aujourd’hui les organisations syndicales. Ce qui se passe là en est une dramatique illustration.
Depuis, elles auraient eu largement le temps de rebondir sur la situation pour lancer une campagne sur les salaires dans toutes les entreprises, pour s’activer, faire connaître ce qui se passe ici ou là sur les salaires… Eh bien, non, elles n’ont rien fait du tout.
Que l’on soit bien d’accord. Il ne s’agit absolument pas pour nous de demander aux confédérations syndicales de prendre la tête de ce mouvement. Nous sommes pour que les grévistes s’organisent eux-mêmes et dirigent eux-mêmes leurs grèves. Et ce n’est pas contradictoire avec le fait que nos camarades d’entreprise, militants ou responsables syndicaux, se bagarrent contre l’attitude timorée des confédérations, en discutent et prennent des initiatives en tant que militants de la lutte de classe.
Dans l’apprentissage politique des gilets jaunes, des réflexes sains s’expriment, ne serait-ce par exemple que dans les réticences à désigner des porte-parole et à leur faire confiance. La demande d’un des porte-parole que la rencontre avec le Premier ministre soit filmée est peut-être aussi significative de cet état d’esprit. Derrière cela, il y a sans doute des combats partisans. Mais il y a aussi la volonté de gilets jaunes de contrôler, d’imposer la transparence pour que les choses ne se fassent pas dans leur dos. Et si le gouvernement appelle cela de l’anarchie ou de la désorganisation, ce n’est pas notre cas. Il faut dire qu’à la différence des responsables syndicaux, qui accourent dès le premier coup de sifflet de Matignon, les porte-parole des gilets jaunes ne se précipitent pas pour s’asseoir autour de la table de négociation. Ils ont même posé un lapin au Premier ministre.
* * *
Tout, dans la société, pousse les travailleurs à penser qu’ils doivent en passer par des avocats ou des négociateurs professionnels. L’intérêt de la classe ouvrière est à l’opposé. Si de nombreux travailleurs font l’expérience qu’ils peuvent s’organiser à la base et exercer une pression collective pour imposer leurs intérêts, s’ils font l’expérience qu’ils sont tout à fait capables de s’exprimer eux-mêmes, d’argumenter et de se battre, y compris sur les plateaux de télévision, contre des politiciens chevronnés, c’est déjà bien.
Et les gilets jaunes ont compris une chose, que les dirigeants syndicaux ont voulu faire oublier, c’est que l’essentiel est dans le rapport de force. Tout cela illustre ce que nous répétons souvent: les travailleurs ont des ressources extraordinaires, quand ils se mettent en branle, ils apprennent vite. Si le mouvement ouvrier organisé pouvait s’inspirer de tout cela, ce serait déjà bien!

mercredi 1 juin 2016

Lutte contre la Loi travail. Un article de notre revue Lutte de Classe. C'est long, mais tout travailleur dans l'action, tout militant trouvera dans cet article matière à réflxion.


Le mouvement pour le retrait de la loi travail : un second souffle

 La journée du 26 mai n’a certes pas eu l’ampleur de celle du 31 mars. La mobilisation a été cependant importante. Ainsi, le 26 mai, les manifestations ont rassemblé 300 000 personnes selon la CGT (153 000 selon la police). Le 19 mai, elles étaient 400 000 (128 000 selon la police). À Paris, on peut estimer que les manifestants étaient 50 % plus nombreux qu’à la manifestation du 19 mai. Si la participation des travailleurs des grandes entreprises reste limitée, la journée du 26 mai a donné à des secteurs de sous-traitance ou de prestataires l’occasion de participer au mouvement. Il est notable que c’est souvent dans des villes moyennes, voire petites, que le nombre de participants aux manifestations a augmenté. C’est l’indice qu’ont été entraînées dans le mouvement de nouvelles catégories de travailleurs qui jusqu’ici n’y participaient pas. Les grèves des raffineries et leurs conséquences spectaculaires sur l’approvisionnement en carburants y ont contribué. Mais les déclarations tonitruantes de Valls et la campagne des médias bourgeois contre la CGT y ont également contribué.

«Terrorisme social», titrait l’éditorial du Figaro du mardi 24 mai 2016. Porte-voix de la droite et surtout de Serge Dassault, celui des Mirage, des Rafale et des bombardements sur le Moyen-Orient, Le Figaro s’y connaît évidemment en terrorisme! Et daccuser la CGT de vouloir «détruire tout ce qui peut l’être dans l’économie française».

Le Figaro n’est pas le seul organe de la grande presse à utiliser ce ton contre les travailleurs en grève et à répercuter les trépignements de Valls contre les grévistes des raffineries et des transports routiers qui bloquent des dépôts de carburants, les accusant de «prendre les Français en otage».

Il est de bonne guerre politicienne pour la droite de profiter des difficultés du gouvernement pour l’accuser de laxisme à l’égard de la CGT. Mais, des ministres socialistes aux vedettes de la droite et du Front national, ils expriment tous la même hostilité envers le mouvement, utilisent jusqu’aux mêmes expressions de «prise dotages», de «minorité qui veut imposer sa volonté à la majorité», jusqu’à Cambadélis accusant la CGT «dorganiser la chienlit».

Lorsque le gouvernement tente d’imposer un texte de loi rejeté par la quasi-totalité des salariés qui en seront les victimes, et par les trois quarts de la population dans son ensemble; lorsquil passe outre même sa propre majorité parlementaire en utilisant larticle 49-3 de la Constitution qui permet à lexécutif de se passer de lavis de lAssemblée nationale, là, cest de la démocratie! Lorsque les travailleurs contestent l’ignominie qu’est la loi El Khomri et la façon de l’imposer à une majorité qui n’en veut pas, alors c’est du terrorisme ou la chienlit!

Dans le temps, on parlait de «labominable vénalité de la presse» de la bourgeoisie. Dès que les travailleurs se font entendre, la presse bourgeoise défend bec et ongles ses donneurs d’ordres de la bourgeoisie.

La loi travail, une attaque en règle de plus contre les travailleurs

Nous ne reviendrons pas ici sur la loi travail, si ce n’est pour rappeler que, malgré toutes ses réécritures, il en reste l’aspect le plus important: vider la législation du travail de son contenu essentiel, à savoir quelle sapplique à lensemble des salariés. La démarche est de supprimer lidée même de droits collectifs des travailleurs pour y substituer la primauté des accords d’entreprise, c’est-à-dire l’arbitraire patronal non déguisé.

En réalité, le patronat a déjà vidé la législation sociale de son contenu, fort modeste, au fil de l’aggravation de la crise économique et du chômage. Il restait à briser la coquille. Pour couronner la succession de mesures antiouvrières qu’il a déjà prises, le gouvernement socialiste veut rendre ce dernier service à la bourgeoisie avant d’être évincé en 2017.

Mais c’était la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Le projet de loi El Khomri, dévoilé par la presse le 17 février, a déclenché la réaction de ceux qui étaient destinés à en être les victimes: les salariés mais aussi la jeunesse scolarisée. Et, depuis les premières manifestations du 9 mars, la situation dans le pays est dominée par le mouvement de protestation contre la loi travail.

En réalité, ce sursaut ouvrier a des raisons bien plus profondes que la seule loi travail. Celle-ci a été l’étincelle qui a allumé la mèche et a fait exploser une accumulation de mécontentements.

La dynamique du mouvement et ses limites

Nous ne reprendrons pas ici l’historique des plus de deux mois et demi de contestation venant, pour l’essentiel, des salariés, qui ont été rejoints et, par moment, précédés par une partie de la jeunesse scolarisée. Une jeunesse scolarisée dont une fraction significative a compris que son destin est de rejoindre tôt ou tard le monde du travail, et que c’est de son avenir qu’il s’agit.

La mobilisation pour exiger le retrait de la loi travail a été ponctuée,et sur le fond structurée, par les journées dactions et de manifestations appelées par la CGT, FO, Solidaires et la FSU. La journée du 31 mars en a constitué le point dorgue. Entre 500000 et 1 million de personnes ont manifesté dans 266 villes et les débrayages ont été nombreux. Le mouvement a alors mobilisé non seulement les militants des secteurs fortement syndiqués et les travailleurs de leurs entreprises qu’ils ont réussi à entraîner, mais aussi des travailleurs de petites sociétés, livreurs de surgelés, employés du nettoyage industriel ou de l’hôtellerie-restauration, vendeurs chez Conforama, constatait Mediapart.

La CFDT, qui assume ouvertement son rôle d’agent du grand patronat dans la classe ouvrière, a très vite décroché, bien qu’un certain nombre de ses militants aient continué à participer à la mobilisation.

Il faut cependant rappeler que même les confédérations les plus engagées par la suite dans l’action s’y sont engagées comme l’âne qui recule. Réunies le 23 février à Montreuil dans les locaux de la CGT, elles n’avaient même pas, à ce moment-là, l’intention d’exiger le retrait pur et simple du projet de loi travail. Elles s’étaient mises d’accord sur une déclaration honteuse demandant seulement la renégociation de certains points de la loi.

Ce n’est qu’après qu’un certain nombre de militants et de responsables locaux de la CGT ont fait entendre leur mécontentement, voire leur indignation, que la direction de la CGT ainsi que celles de FO et de SUD ont finalement décidé de mettre en avant le retrait total du projet de loi travail.

Et ce sont les organisations de jeunesse qui ont appelé à la première journée de mobilisation, le 9 mars.

Les confédérations syndicales, de leur côté, s’y sont officiellement ralliées… mais du bout des lèvres et en faisant tout pour que cette journée ne soit pas un réel succès.

Peine perdue, un certain nombre de travailleurs et de militants ont répondu présents en se mobilisant malgré le cafouillage, pour ne pas dire le sabotage de l’organisation de cette journée, avec souvent des rendez-vous différents dans les mêmes villes.

Pour plusieurs centaines de milliers de travailleurs, de militants, la coupe était pleine. Il fallait descendre dans la rue, ne serait-ce que pour dire haut et fort le mécontentement général vis-à-vis de la politique anti-­ouvrière du gouvernement.

Les journées de mobilisation se sont succédé: huit au total, celle du 26 mai comprise, avec un pic de participation le 31 mars.

La participation des travailleurs des grandes entreprises aux manifestations n’a que très peu débordé le milieu militant. Mais c’est déjà un des acquis du mouvement: ce milieu militant, laissé larme au pied pendant quatre ans de gouvernement de gauche, a retrouvé dans ce mouvement un souffle de vie et l’envie de lutter.

Et chose importante, jusqu’à présent, le mouvement a bénéficié de la sympathie de la majorité des travailleurs, y compris de ceux, la majorité, qui ne se sentaient pas en situation de le rejoindre.

Cette sympathie vis-à-vis du mouvement et de sa revendication essentielle qu’est le retrait de la loi travail est un point d’appui pour le mouvement. Mais elle en indique également les limites. Tout se passe comme si la majorité des travailleurs participaient au mouvement en quelque sorte par procuration.

À la SNCF encore, les travailleurs ont fait grève pour ainsi dire à l’économie, avec des grèves éparpillées et éclatées dans le temps. Pour l’heure, et avant que la fédération CGT ait appelé à la grève à compter du 31 mai au soir, seule une minorité agissante a affiché sa volonté d’approfondir la grève.

Sans que le mouvement pour le retrait de la loi travail ait jamais été un raz-de-marée, son aspect essentiel est sa durée.

Pour la première fois, la classe ouvrière a manifesté son opposition claire et nette contre un gouvernement qui prétendait la représenter. Le noyau actif composé des milieux militants dans les entreprises a entraîné, suivant les moments, un nombre plus ou moins grand de travailleurs aux débrayages et aux manifestations. Les manifestations répétées ont constitué, surtout dans les villes petites et moyennes, des occasions de ralliement pour des travailleurs d’entreprises petites et moyennes sans milieu militant. Dans le sillage des travailleurs mobilisés, des milliers de jeunes ont fait l’expérience des manifestations, ont été confrontés aux prises de position des politiques et à la matraque ou au gaz lacrymogène des policiers. Ce sont des expériences qui compteront pour l’avenir, comme a compté dans le passé le mouvement contre le CPE de Villepin.

Le contexte de mobilisation a aussi fait surgir ces occupations de places publiques que sont les Nuit debout. Très limitées dans leur ampleur, elles ont entraîné des franges de la petite bourgeoisie intellectuelle, des universitaires, des enseignants, etc. Elles sont un symptôme de la crise sociale et politique qui traverse toute la société. Elles font partie du mouvement; elles ont contribué, en tout cas au début, à lencourager. Mais la prétention de ses animateurs à se poser en incarnation du mouvement, et pour certains à se poser en dirigeants, est saugrenue.

Quant à l’apolitisme affiché par Nuit debout, directement ou derrière des expressions creuses comme «la démocratie directe ou participative» ou «lhorizontalité de la politique» opposée à sa «verticalité», il exprime bien lincapacité de lintelligentsia petite-bourgeoise, même bien disposée à l’égard des travailleurs, à leur apporter quoi que ce soit de positif dans le domaine des idées et contribuer à leur prise de conscience.

Rejeter la politique, alors que la mobilisation se place sur le terrain politique, est aberrant. La dynamique même du mouvement pose une multitude de questions politiques. La plus évidente est celle des relations entre les travailleurs en lutte et le gouvernement. Les travailleurs y ont répondu en s’engageant dans l’action. Ils ont pu aussi constater la connivence entre les différents partis de la bourgeoisie, de la gauche à l’extrême droite. Ils ont pu juger de l’hostilité des médias à leur égard. Ils ont pu se faire également une opinion de l’attitude des centrales syndicales.

Mais bien d’autres questions ô combien politiques se posent pour le proche avenir. Jusqu’où les centrales syndicales, même les plus contestataires, sont-elles capables d’aller? Comment toucher le gros de la classe ouvrière? Comment faire pour que, quel que soit l’aboutissement de la lutte en cours, ses participants en sortent renforcés et leur conscience plus élevée? Toutes questions auxquelles les travailleurs ne trouveront pas de réponse auprès des intellectuels bavards de Nuit debout.

L’attitude des centrales syndicales

Après avoir reproché au projet de loi El Khomri d’être totalement déséquilibré et déploré que «les syndicats navaient pas été suffisamment associés», la direction de la CFDT se glorifie désormais d’avoir pesé pour «une profonde réécriture du texte».

Alors même que nombre de militants de cette confédération participent au mouvement, son secrétaire national s’affiche clairement dans le camp du gouvernement et du patronat. «Retirer la loi serait inacceptable», affirmait Laurent Berger dans une interview au Parisien du 25 mai, en ajoutant que «ce serait un coup dur pour les salariés car ils perdraient le bénéfice des nouveaux droits reconnus par le texte».

La CGT, en revanche, a assumé au fil du mouvement un rôle de plus en plus déterminant. Après son flottement au début, sa tactique d’appeler à des journées successives, chacune annoncée à l’avance, correspondait à l’état d’esprit des travailleurs qui s’engageaient dans la lutte, et permettait d’élargir leur nombre. À partir du moment où la CGT a fait sien l’objectif du retrait de la loi El Khomri, elle a libéré la combativité de ses militants, en tout cas de ceux qui admettaient de moins en moins ses tergiversations et ses silences.

Mais, en même temps, sont revenus les réflexes des appareils réformistes: se méfier des travailleurs dès quils semblaient pouvoir échapper à leur contrôle. Doù, par exemple, leur méfiance vis-à-vis des assemblées générales (AG) de travailleurs, notamment chez les cheminots. Doù aussi, toujours chez les cheminots, leur propension à mettre en avant, dans un premier temps, les aspects corporatistes des revendications. Si, au fil du mouvement, le rejet de la loi travail s’est ajouté aux revendications spécifiques des travailleurs dans l’action et dans les AG, là où il y en a, c’est parce que les grévistes l’ont imposé.

Ces deux aspects entremêlés ont donné à la politique de la CGT un aspect ambigu et contradictoire. Dans certains secteurs, ses militants ont appuyé sur la pédale d’accélération et, dans d’autres, sur la pédale de frein.

Mais, même compte tenu de cet aspect contradictoire, la politique adoptée par la direction de la CGT depuis le mois de mars constitue une critique de fait de sa politique antérieure. La CGT est en train de faire la démonstration de sa capacité de mobilisation. Cela laisse entrevoir comment une attitude juste de la CGT dès l’accession au pouvoir de la gauche, des prises de position combatives contre la politique du gouvernement et, plus généralement, un langage et un comportement de lutte de classe auraient pu hâter la prise de conscience des travailleurs. La conscience avant tout que, pour s’opposer à l’offensive patronale, non seulement ils ne peuvent pas compter sur le gouvernement, mais que celui-ci est précisément un des instruments de cette offensive patronale.

Ce qui a été perdu pour la préparation morale et politique des travailleurs, pendant ces années où la CGT restait silencieuse devant les attaques du gouvernement parce qu’il se disait de gauche, ne se rattrape pas facilement.

La lutte de classe, même limitée, est cependant plus puissante que les calculs bureaucratiques des appareils. Qu’elle l’ait souhaité au départ ou non, la direction de la CGT est engagée dans un bras de fer avec le gouvernement, qui est certainement approuvé par une majorité de ses militants. Jusqu’à maintenant, elle assume cette épreuve de force, y compris en accentuant la mobilisation de ses militants dans les secteurs où elle est le plus implantée. Là aussi où elle craint le moins de perdre la maîtrise du mouvement. Mais, de fait, elle apparaît aujourd’hui comme la principale responsable de la poursuite de ce dernier.

Ce n’est pas pour rien que la presse comme le patronat choisissent pour cible la CGT en général, et Philippe Martinez et sa ligne politique en particulier. Il y a la volonté tactique de mettre un coin entre la CGT et les autres centrales. Mais il y a aussi la conscience du fait que, malgré le caractère ambigu de sa politique, c’est le milieu militant autour de la CGT qui constitue le moteur de l’action telle qu’elle est engagée.

Où en sommes-nous aujourd’hui?

Le mouvement perdure, et certaines actions se durcissent. De nouvelles catégories de travailleurs sont entrées dans l’action ou se préparent à le faire: travailleurs de la pétrochimie, chauffeurs routiers, dockers, agents de la RATP, etc.: grève dans les aéroports, appel à la grève de tous les syndicats de laviation civile pour le 3 juin; appel également à EDF suivi de grèves dans plusieurs centrales nucléaires; appel à la grève reconductible à partir du 31 mai à la SNCF et à la grève illimitée à partir du 2 juin à la RATP.

Ce sont des secteurs de la classe ouvrière fortement syndicalisés, et l’attitude de la CGT est déterminante.

Les grèves dans les raffineries et leurs conséquences sur l’approvisionnement en carburants ont redonné un second souffle au mouvement, y compris dans les grandes entreprises privées. Pas au point certes d’entraîner dans l’action ces grandes entreprises. Mais le nombre de participants venant d’elles s’est accru le 26 mai.

Les jours qui viennent montreront si le matraquage unanime du gouvernement, des médias et, derrière eux, de la bourgeoisie, contre ce qu’ils appellent les actions radicales, aura pour conséquence de séparer ceux qui sont engagés dans la lutte du gros de la classe ouvrière. Ce n’est pas le cas pour le moment. Non seulement l’opinion ouvrière mais, plus généralement, l’opinion publique semblent encore rendre le gouvernement responsable des inconvénients de la pénurie de carburant.

L’avenir dira aussi si l’attitude provocante du grand patronat, ou en tout cas d’un certain nombre de patrons, pèsera sur le mouvement ou mettra, au contraire, de l’huile sur le feu.

La direction du trust PSA Peugeot-Citroën, par exemple, qui vient de démarrer des pseudo-négociations pour un deuxième accord de compétitivité applicable pour les trois prochaines années, se propose d’imposer de nouveaux sacrifices aux salariés de cette entreprise. Malgré d’excellents résultats financiers, PSA, qui a déjà supprimé 17000 emplois en France au cours des trois dernières années, veut continuer à en supprimer d’autres et imposer le non-paiement des heures supplémentaires obligatoires, à côté d’autres mesures toutes préjudiciables aux travailleurs.

Au-delà de la stratégie de son PDG Carlos Tavares, il peut être tentant pour des patrons de grandes entreprises de profiter de l’épreuve de force engagée par le gouvernement avec la loi El Khomri pour imposer une conjugaison locale de cette loi. Ce qui sera fait sous un gouvernement de gauche ne sera plus à faire sous le gouvernement de droite qui a de fortes probabilités de lui succéder.

Mais il n’est pas dit que ce genre de calcul et de provocation ne se retourne pas contre ses auteurs.

Et, pour ne citer que l’exemple de PSA, les aspects inacceptables du projet d’accord de compétitivité ont déclenché des débrayages dans ses usines, notamment à Mulhouse.

La presse à sensation a tendance à simplifier à outrance ce qui se passe en le qualifiant de bras de fer entre le gouvernement et les «radicaux» de la CGT, quand ce nest pas entre Valls et Martinez.

Mais, derrière les noms et les étiquettes syndicales, ce qui se déroule depuis bientôt trois mois constitue les premières escarmouches entre d’une part la grande bourgeoisie et son gouvernement qui, aiguillonnés par la crise et la défense des profits, mènent leur offensive contre les travailleurs, et d’autre part la classe ouvrière en train de prendre conscience qu’elle doit se défendre.

Valls en est, à l’heure où nous écrivons, à multiplier les coups de menton et les déclarations de matamore en disant qu’il fera passer la loi travail et que ce n’est pas la CGT qui fait la loi dans ce pays. On en a vu, des ministres ou Premiers ministres qui juraient qu’ils étaient «droits dans leurs bottes» avant de reculer!

Il se peut que le gouvernement et les dirigeants syndicaux, y compris ceux de la CGT, trouvent ce qu’ils appelleront un compromis honorable. Mais, bien au-delà du bras de fer entre la CGT et le gouvernement, il y a la lutte de classe, il y a l’affrontement entre le grand patronat et la classe ouvrière. Et, dans cette lutte, il ne peut pas y avoir de compromis honorable. La bourgeoisie continuera à utiliser tous les moyens pour prendre sur le dos de la classe ouvrière, sur les salaires, et au détriment de l’emploi et des conditions de travail, de quoi préserver et augmenter ses profits.

Quelle que soit la façon dont se terminera le mouvement en cours, que ceux qui y ont participé en tirent la conclusion qu’ils avaient raison de le faire!

C’est une bataille que la classe ouvrière mène contre la bourgeoisie et son gouvernement. Des batailles, il y en aura nécessairement d’autres. Et les leçons de ces trois mois de lutte seront précieuses pour les futures batailles.

Personne ne peut prédire quelle nouvelle provocation du patronat et du gouvernement est susceptible de faire rebondir le mouvement en cours, ni ce qui provoquera un nouveau sursaut ouvrier. Ce qui apparaît évident c’est que, pour changer le rapport de force avec le grand patronat, il faut que le mouvement soit plus ample, embrasse plus largement le monde du travail, soit plus conscient, plus menaçant pour la bourgeoisie.

Même si seule une minorité de la classe ouvrière s’est engagée cette fois-ci dans la lutte, elle donne un exemple aux autres travailleurs.

Alors, ce qui est important, c’est que les travailleurs et les militants engagés dans le mouvement en cours en tirent comme conclusion non seulement que la lutte est nécessaire mais aussi qu’ils ont les moyens de l’emporter.

Mensuel Lutte de Classe, n°175, 27 mai 2016