lundi 31 décembre 2018

Les révolutionnaires et le mouvement des Gilets jaunes. Un article de notre revue Lutte de Classe n°196 – décembre- janvier2019 (troisième et dernière partie)



 
Notre politique vis-à-vis des Gilets jaunes

Notre conviction de marxistes est qu’il ne peut pas y avoir d’issue positive pour le monde du travail si la classe ouvrière n’intervient pas sur la base de ses intérêts de classe et surtout sur la base de ses perspectives de classe. Le prolétariat organisé dans les grandes entreprises est le seul à même de porter le combat contre la bourgeoisie et l’ordre capitaliste, à porter les perspectives révolutionnaires pour toute la société. Le paradoxe, c’est que les travailleurs qui peuvent le plus se battre sont, en ce moment, ceux qui le veulent le moins. Mais les choses ne sont pas figées. Quand cela commence à bouger, bien des perspectives s’ouvrent non seulement pour ceux qui sont dans l’action mais aussi pour ceux qui regardent. Alors il nous faut tout à la fois nous adresser aux travailleurs des entreprises où nous militons et à ceux qui participent au mouvement des gilets jaunes.
Les gilets jaunes constituent un mouvement disparate par sa composition sociale, qui réunit le monde du travail de la France rurale ou périurbaine, comme on dit, c’est-à-dire des salariés, des retraités, des chômeurs et beaucoup d’artisans, d’autoentrepreneurs, d’indépendants, parfois des agriculteurs, sans compter cette catégorie qui a fait masse dans de nombreuses villes, les motards, qu’il est bien difficile de classer. Cette composition fluctue selon les régions, selon les villes et même selon les différents points de blocage près d’une même ville.
Quant au prolétariat présent, c’est un prolétariat de petites entreprises, dispersé, bien souvent non syndiqué, et très lié au monde artisan et commerçant: les uns et les autres appartiennent aux mêmes familles, se côtoient en permanence dans les associations diverses et variées et partagent souvent le même niveau de vie. Des coiffeuses, des fleuristes, des artisans du bâtiment, ne vivent parfois pas mieux que les salariés au smic; et bien des autoentrepreneurs vivent encore plus difficilement.
Alors tous combattent ensemble. Mais nous, c’est à la partie prolétarienne de ce mouvement que nous voulons d’abord nous adresser et proposer une politique, pas au mouvement dans son ensemble. Car il serait vain et erroné de vouloir repeindre les gilets jaunes en… gilets rouges.
Nous militons pour que les travailleurs en gilets jaunes aient conscience de leurs intérêts de classe, pour qu’ils se rendent compte qu’ils ont leurs revendications propres, que leur salaire est leur seule richesse et qu’il faut se battre pour lui. Nous militons pour qu’ils soient conscients du fait que, s’ils se cantonnent à la fiscalité, ils risquent de donner un coup d’épée dans l’eau. La plupart des gilets jaunes qui sont des travailleurs salariés ne se voient pas du tout se battre contre leur patron. Nombre d’entre eux estiment que leurs intérêts vont de pair et que le combat est à mener, non pas contre le grand capital, mais contre Macron et l’État. De fait, ils sont très éloignés des idées de lutte de classe, voire les rejettent.
Si l’augmentation du smic est une revendication qui est un peu reprise par les gilets jaunes, c’est aussi parce que, dans l’esprit du plus grand nombre, elle s’adresse au gouvernement et à Macron bien plus qu’aux patrons. Et comme l’a déclaré le dirigeant du Medef, il n’est pas contre une augmentation du smic, à condition que ce soit l’État qui la paye! Et c’est un peu ça qu’il y a dans pas mal de têtes.
Autrement dit, nous n’appelons pas, comme le NPA, à «fédérer les colères», nous visons à les séparer. Nous visons à séparer les dynamiques de classe représentées d’un côté par les travailleurs exploités, et de l’autre par les petits patrons. Nous cherchons aussi à opposer notre politique à celle que le RN peut proposer, et qui consiste surtout à ne jamais parler des responsabilités des capitalistes, ni à dire qu’il faut prendre sur les profits pour augmenter les salaires et embaucher. Voilà pourquoi nous ne sommes pas des gilets jaunes. Mais nous en sommes solidaires. Nous souhaitons que leur mouvement fasse vraiment reculer Macron et que cela soit ressenti comme une victoire pour tous les travailleurs.
S’adresser sur le terrain de la lutte de classe aux gilets jaunes qui sont des travailleurs n’est pas facile. Il faut trouver les mots, faire réfléchir, prendre le temps de s’expliquer. Les camarades qui le font depuis un mois en font l’expérience. Mais ce qui est aussi notable, c’est qu’ils ne sont pas rejetés. Nous discutons d’ailleurs aussi avec des artisans et des petits commerçants, y compris pour leur démontrer qu’augmenter les salaires n’est pas contraire à leurs intérêts, ce que certains sont tout à fait capables d’entendre. Malgré les difficultés et toutes les limites qu’il y a, nous tentons de faire dans ce mouvement ce que nous faisons en permanence: élever la conscience de classe des travailleurs.
Ce n’est évidemment pas nous qui pouvons orienter politiquement ce mouvement. Et, encore une fois, ce n’est pas du tout notre but. Notre but est de nous adresser politiquement au monde du travail de ces villes moyennes et d’essayer de faire progresser leur conscience politique.
Des dizaines de milliers de personnes, appartenant en majorité aux classes populaires, bougent parfois pour la première fois de leur vie. Elles découvrent la solidarité de ceux qui luttent ensemble. Certains en sont complètement bouleversés. Ils apprennent à s’organiser, ils s’expriment, discutent, s’engueulent, que ce soit sur les revendications ou sur la façon d’agir. Ils découvrent les violences policières et la répression. Tout en expliquant que leur mouvement est apolitique, ils n’ont jamais fait autant de politique de leur vie. Ils font leur apprentissage. À commencer par le fait qu’on peut se lancer dans le combat, y compris sans les organisations syndicales, et que les travailleurs n’ont pas besoin d’avocats pour porter leurs revendications.

Militer vis-à-vis des travailleurs dans les entreprises

Ce mouvement peut évoluer et rebondir, tant par son nombre que par son caractère social. La contestation, surtout si elle paraît victorieuse, est contagieuse. Cette semaine, outre les lycéens, les ambulanciers et les entrepreneurs du bâtiment sont montés au créneau. Et vu la crise économique et ses conséquences sur toute la société, il se peut que nombre de catégories sociales non prolétariennes prennent le mors aux dents et se battent avec bien plus de détermination que les travailleurs contre la politique gouvernementale. Si c’est le cas, la classe ouvrière le paiera socialement et politiquement.
Toute notre politique consiste à faire en sorte que le centre de gravité de la combativité se déplace et que le prolétariat en devienne le centre. Mais dans l’état actuel des choses où le gros du prolétariat ne se sent pas vraiment impliqué, nous n’avons ni la taille ni le crédit pour influer dans ce sens. Mais notre priorité reste le prolétariat concentré dans les grandes entreprises. Ces ouvriers sont attirés par les gilets jaunes, à l’exception peut-être des travailleurs immigrés, qui ont le sentiment de ne pas avoir leur place dans un mouvement majoritairement blanc, et dont ils craignent qu’il soit en partie raciste.
On connaît dans bien des entreprises des ouvriers qui, après le boulot, foncent sur tel ou tel barrage, ne serait-ce que pour y passer un peu de temps. Autant ils se posent le problème de participer aux gilets jaunes, autant mener la bagarre dans leur entreprise, contre leur patron, leur semble encore impossible. Nous ne savons pas si le mouvement des gilets jaunes peut, comme la révolte étudiante de 1968, déboucher sur une grève générale, mais il faut en défendre la nécessité auprès des travailleurs, qui prennent justement 1968 comme référence.
Il ne s’agit pas de multiplier les appels à tel ou tel débrayage ou telle ou telle manifestation. Lorsque les travailleurs voudront réellement se mettre en grève, ils sauront le dire et le faire. Il faut surtout être là et discuter, faire de la politique, parler en communiste révolutionnaire. Même si nos camarades de travail ne veulent pas se battre, les discussions que nous avons aujourd’hui avec eux comptent double. Beaucoup se posent un tas de questions: que penser de ce mouvement? Quel rôle peut jouer la violence? Où peut-il aller? Et si Macron démissionnait, qu’est-ce que cela changerait?
Nous sommes dans une période propice à une politisation du monde ouvrier, plus propice que n’importe quelle campagne électorale. Parce qu’un tas de gens se posent le problème d’agir ou connaissent dans leur famille ou dans leur voisinage des gens qui se mobilisent. Alors il faut en profiter, faire de la politique, prendre le temps des discussions, proposer des réunions politiques, même s’ils sont peu nombreux.
Dans les entreprises, le mouvement des gilets jaunes permet d’avoir des discussions avec un milieu qui n’est pas politisé d’ordinaire. Dans beaucoup de sites, cette période se télescope avec les élections aux CSE. Il y a un tas de choses à faire sur le terrain syndical et nous ne pouvons y échapper. Mais nous devons faire de la politique.

La politique des organisations syndicales

Depuis que le mouvement a commencé, les discussions sont vives dans les syndicats, parce que les directions comme les militants de base se déchirent sur la question. Toutes les confédérations ont utilisé le fait que certaines initiatives émanaient de Debout la France et qu’elles étaient soutenues par le RN pour fustiger le mouvement, pour s’en démarquer et le discréditer. Le secrétaire de la CGT, Martinez, a déclaré: «Il est impossible d’imaginer la CGT défiler à côté du Front national.» La CFDT et Sud ont eu à peu près la même politique. Cela revenait à coller une étiquette sur des dizaines de milliers de femmes et d’hommes, alors même qu’ils la refusaient eux-mêmes et qu’ils exprimaient des revendications légitimes.
En réalité, les directions syndicales étaient hostiles dès le départ car ce n’était pas leur initiative, et parce que de façon générale elles sont méfiantes et méprisantes vis-à-vis des masses. Cela rappelle l’attitude de la CGT vis-à-vis du mouvement étudiant en Mai 68. Dans le texte sur la situation intérieure, il y a tout un développement sur les freins et les poids morts que représentent aujourd’hui les organisations syndicales. Ce qui se passe là en est une dramatique illustration.
Depuis, elles auraient eu largement le temps de rebondir sur la situation pour lancer une campagne sur les salaires dans toutes les entreprises, pour s’activer, faire connaître ce qui se passe ici ou là sur les salaires… Eh bien, non, elles n’ont rien fait du tout.
Que l’on soit bien d’accord. Il ne s’agit absolument pas pour nous de demander aux confédérations syndicales de prendre la tête de ce mouvement. Nous sommes pour que les grévistes s’organisent eux-mêmes et dirigent eux-mêmes leurs grèves. Et ce n’est pas contradictoire avec le fait que nos camarades d’entreprise, militants ou responsables syndicaux, se bagarrent contre l’attitude timorée des confédérations, en discutent et prennent des initiatives en tant que militants de la lutte de classe.
Dans l’apprentissage politique des gilets jaunes, des réflexes sains s’expriment, ne serait-ce par exemple que dans les réticences à désigner des porte-parole et à leur faire confiance. La demande d’un des porte-parole que la rencontre avec le Premier ministre soit filmée est peut-être aussi significative de cet état d’esprit. Derrière cela, il y a sans doute des combats partisans. Mais il y a aussi la volonté de gilets jaunes de contrôler, d’imposer la transparence pour que les choses ne se fassent pas dans leur dos. Et si le gouvernement appelle cela de l’anarchie ou de la désorganisation, ce n’est pas notre cas. Il faut dire qu’à la différence des responsables syndicaux, qui accourent dès le premier coup de sifflet de Matignon, les porte-parole des gilets jaunes ne se précipitent pas pour s’asseoir autour de la table de négociation. Ils ont même posé un lapin au Premier ministre.
* * *
Tout, dans la société, pousse les travailleurs à penser qu’ils doivent en passer par des avocats ou des négociateurs professionnels. L’intérêt de la classe ouvrière est à l’opposé. Si de nombreux travailleurs font l’expérience qu’ils peuvent s’organiser à la base et exercer une pression collective pour imposer leurs intérêts, s’ils font l’expérience qu’ils sont tout à fait capables de s’exprimer eux-mêmes, d’argumenter et de se battre, y compris sur les plateaux de télévision, contre des politiciens chevronnés, c’est déjà bien.
Et les gilets jaunes ont compris une chose, que les dirigeants syndicaux ont voulu faire oublier, c’est que l’essentiel est dans le rapport de force. Tout cela illustre ce que nous répétons souvent: les travailleurs ont des ressources extraordinaires, quand ils se mettent en branle, ils apprennent vite. Si le mouvement ouvrier organisé pouvait s’inspirer de tout cela, ce serait déjà bien!

0 commentaires:

Enregistrer un commentaire