Notre conviction de marxistes est
qu’il ne peut pas y avoir d’issue positive pour le monde du travail si la
classe ouvrière n’intervient pas sur la base de ses intérêts de classe et
surtout sur la base de ses perspectives de classe. Le prolétariat organisé dans
les grandes entreprises est le seul à même de porter le combat contre la
bourgeoisie et l’ordre capitaliste, à porter les perspectives révolutionnaires
pour toute la société. Le paradoxe, c’est que les travailleurs qui peuvent le
plus se battre sont, en ce moment, ceux qui le veulent le moins. Mais les
choses ne sont pas figées. Quand cela commence à bouger, bien des perspectives
s’ouvrent non seulement pour ceux qui sont dans l’action mais aussi pour ceux
qui regardent. Alors il nous faut tout à la fois nous adresser aux travailleurs
des entreprises où nous militons et à ceux qui participent au mouvement des
gilets jaunes.
Les gilets jaunes constituent un
mouvement disparate par sa composition sociale, qui réunit le monde du travail
de la France rurale ou périurbaine, comme on dit, c’est-à-dire des salariés,
des retraités, des chômeurs et beaucoup d’artisans, d’autoentrepreneurs,
d’indépendants, parfois des agriculteurs, sans compter cette catégorie qui a fait
masse dans de nombreuses villes, les motards, qu’il est bien difficile de
classer. Cette composition fluctue selon les régions, selon les villes et même
selon les différents points de blocage près d’une même ville.
Quant au prolétariat présent,
c’est un prolétariat de petites entreprises, dispersé, bien souvent non
syndiqué, et très lié au monde artisan et commerçant : les uns
et les autres appartiennent aux mêmes familles, se côtoient en permanence dans
les associations diverses et variées et partagent souvent le même niveau de
vie. Des coiffeuses, des fleuristes, des artisans du bâtiment, ne vivent
parfois pas mieux que les salariés au smic ; et bien
des autoentrepreneurs vivent encore plus difficilement.
Alors tous combattent ensemble.
Mais nous, c’est à la partie prolétarienne de ce mouvement que nous voulons
d’abord nous adresser et proposer une politique, pas au mouvement dans son
ensemble. Car il serait vain et erroné de vouloir repeindre les gilets jaunes
en… gilets rouges.
Nous militons pour que les
travailleurs en gilets jaunes aient conscience de leurs intérêts de classe,
pour qu’ils se rendent compte qu’ils ont leurs revendications propres, que leur
salaire est leur seule richesse et qu’il faut se battre pour lui. Nous militons
pour qu’ils soient conscients du fait que, s’ils se cantonnent à la fiscalité,
ils risquent de donner un coup d’épée dans l’eau. La plupart des gilets jaunes
qui sont des travailleurs salariés ne se voient pas du tout se battre contre
leur patron. Nombre d’entre eux estiment que leurs intérêts vont de pair et que
le combat est à mener, non pas contre le grand capital, mais contre Macron et
l’État. De fait, ils sont très éloignés des idées de lutte de classe, voire les
rejettent.
Si l’augmentation du smic est une
revendication qui est un peu reprise par les gilets jaunes, c’est aussi parce
que, dans l’esprit du plus grand nombre, elle s’adresse au gouvernement et à
Macron bien plus qu’aux patrons. Et comme l’a déclaré le dirigeant du Medef, il
n’est pas contre une augmentation du smic, à condition que ce soit l’État qui
la paye ! Et
c’est un peu ça qu’il y a dans pas mal de têtes.
Autrement dit, nous n’appelons
pas, comme le NPA, à « fédérer les colères », nous
visons à les séparer. Nous visons à séparer les dynamiques de classe
représentées d’un côté par les travailleurs exploités, et de l’autre par les
petits patrons. Nous cherchons aussi à opposer notre politique à celle que le
RN peut proposer, et qui consiste surtout à ne jamais parler des
responsabilités des capitalistes, ni à dire qu’il faut prendre sur les profits
pour augmenter les salaires et embaucher. Voilà pourquoi nous ne sommes pas des
gilets jaunes. Mais nous en sommes solidaires. Nous souhaitons que leur
mouvement fasse vraiment reculer Macron et que cela soit ressenti comme une
victoire pour tous les travailleurs.
S’adresser sur le terrain de la
lutte de classe aux gilets jaunes qui sont des travailleurs n’est pas facile.
Il faut trouver les mots, faire réfléchir, prendre le temps de s’expliquer. Les
camarades qui le font depuis un mois en font l’expérience. Mais ce qui est
aussi notable, c’est qu’ils ne sont pas rejetés. Nous discutons d’ailleurs
aussi avec des artisans et des petits commerçants, y compris pour leur
démontrer qu’augmenter les salaires n’est pas contraire à leurs intérêts, ce
que certains sont tout à fait capables d’entendre. Malgré les difficultés et
toutes les limites qu’il y a, nous tentons de faire dans ce mouvement ce que
nous faisons en permanence : élever la conscience de classe
des travailleurs.
Ce n’est évidemment pas nous qui
pouvons orienter politiquement ce mouvement. Et, encore une fois, ce n’est pas
du tout notre but. Notre but est de nous adresser politiquement au monde du
travail de ces villes moyennes et d’essayer de faire progresser leur conscience
politique.
Des dizaines de milliers de
personnes, appartenant en majorité aux classes populaires, bougent parfois pour
la première fois de leur vie. Elles découvrent la solidarité de ceux qui
luttent ensemble. Certains en sont complètement bouleversés. Ils apprennent à
s’organiser, ils s’expriment, discutent, s’engueulent, que ce soit sur les
revendications ou sur la façon d’agir. Ils découvrent les violences policières
et la répression. Tout en expliquant que leur mouvement est apolitique, ils
n’ont jamais fait autant de politique de leur vie. Ils font leur apprentissage.
À commencer par le fait qu’on peut se lancer dans le combat, y compris sans les
organisations syndicales, et que les travailleurs n’ont pas besoin d’avocats
pour porter leurs revendications.
Militer
vis-à-vis des travailleurs dans les entreprises
Ce mouvement peut évoluer et
rebondir, tant par son nombre que par son caractère social. La contestation,
surtout si elle paraît victorieuse, est contagieuse. Cette semaine, outre les
lycéens, les ambulanciers et les entrepreneurs du bâtiment sont montés au
créneau. Et vu la crise économique et ses conséquences sur toute la société, il
se peut que nombre de catégories sociales non prolétariennes prennent le mors
aux dents et se battent avec bien plus de détermination que les travailleurs
contre la politique gouvernementale. Si c’est le cas, la classe ouvrière le
paiera socialement et politiquement.
Toute notre politique consiste à
faire en sorte que le centre de gravité de la combativité se déplace et que le
prolétariat en devienne le centre. Mais dans l’état actuel des choses où le
gros du prolétariat ne se sent pas vraiment impliqué, nous n’avons ni la taille
ni le crédit pour influer dans ce sens. Mais notre priorité reste le prolétariat
concentré dans les grandes entreprises. Ces ouvriers sont attirés par les
gilets jaunes, à l’exception peut-être des travailleurs immigrés, qui ont le
sentiment de ne pas avoir leur place dans un mouvement majoritairement blanc,
et dont ils craignent qu’il soit en partie raciste.
On connaît dans bien des
entreprises des ouvriers qui, après le boulot, foncent sur tel ou tel barrage,
ne serait-ce que pour y passer un peu de temps. Autant ils se posent le
problème de participer aux gilets jaunes, autant mener la bagarre dans leur
entreprise, contre leur patron, leur semble encore impossible. Nous ne savons
pas si le mouvement des gilets jaunes peut, comme la révolte étudiante de 1968,
déboucher sur une grève générale, mais il faut en défendre la nécessité auprès
des travailleurs, qui prennent justement 1968 comme référence.
Il ne s’agit pas de multiplier
les appels à tel ou tel débrayage ou telle ou telle manifestation. Lorsque les
travailleurs voudront réellement se mettre en grève, ils sauront le dire et le
faire. Il faut surtout être là et discuter, faire de la politique, parler en
communiste révolutionnaire. Même si nos camarades de travail ne veulent pas se
battre, les discussions que nous avons aujourd’hui avec eux comptent double.
Beaucoup se posent un tas de questions : que
penser de ce mouvement ? Quel rôle peut jouer la
violence ? Où
peut-il aller ? Et si Macron démissionnait, qu’est-ce que
cela changerait ?
Nous sommes dans une période
propice à une politisation du monde ouvrier, plus propice que n’importe quelle
campagne électorale. Parce qu’un tas de gens se posent le problème d’agir ou
connaissent dans leur famille ou dans leur voisinage des gens qui se
mobilisent. Alors il faut en profiter, faire de la politique, prendre le temps
des discussions, proposer des réunions politiques, même s’ils sont peu
nombreux.
Dans les entreprises, le
mouvement des gilets jaunes permet d’avoir des discussions avec un milieu qui
n’est pas politisé d’ordinaire. Dans beaucoup de sites, cette période se
télescope avec les élections aux CSE. Il y a un tas de choses à faire sur le
terrain syndical et nous ne pouvons y échapper. Mais nous devons faire de la
politique.
La
politique des organisations syndicales
Depuis que le mouvement a
commencé, les discussions sont vives dans les syndicats, parce que les
directions comme les militants de base se déchirent sur la question. Toutes les
confédérations ont utilisé le fait que certaines initiatives émanaient de
Debout la France et qu’elles étaient soutenues par le RN pour fustiger le
mouvement, pour s’en démarquer et le discréditer. Le secrétaire de la CGT,
Martinez, a déclaré : « Il est
impossible d’imaginer la CGT défiler à côté du Front national. » La CFDT
et Sud ont eu à peu près la même politique. Cela revenait à coller une
étiquette sur des dizaines de milliers de femmes et d’hommes, alors même qu’ils
la refusaient eux-mêmes et qu’ils exprimaient des revendications légitimes.
En réalité, les directions
syndicales étaient hostiles dès le départ car ce n’était pas leur initiative,
et parce que de façon générale elles sont méfiantes et méprisantes vis-à-vis
des masses. Cela rappelle l’attitude de la CGT vis-à-vis du mouvement étudiant
en Mai 68. Dans le texte sur la situation intérieure, il y a tout un
développement sur les freins et les poids morts que représentent aujourd’hui
les organisations syndicales. Ce qui se passe là en est une dramatique
illustration.
Depuis, elles auraient eu
largement le temps de rebondir sur la situation pour lancer une campagne sur
les salaires dans toutes les entreprises, pour s’activer, faire connaître ce
qui se passe ici ou là sur les salaires… Eh bien, non, elles n’ont rien fait du
tout.
Que l’on soit bien d’accord. Il
ne s’agit absolument pas pour nous de demander aux confédérations syndicales de
prendre la tête de ce mouvement. Nous sommes pour que les grévistes
s’organisent eux-mêmes et dirigent eux-mêmes leurs grèves. Et ce n’est pas
contradictoire avec le fait que nos camarades d’entreprise, militants ou
responsables syndicaux, se bagarrent contre l’attitude timorée des
confédérations, en discutent et prennent des initiatives en tant que militants
de la lutte de classe.
Dans l’apprentissage politique
des gilets jaunes, des réflexes sains s’expriment, ne serait-ce par exemple que
dans les réticences à désigner des porte-parole et à leur faire confiance. La
demande d’un des porte-parole que la rencontre avec le Premier ministre soit
filmée est peut-être aussi significative de cet état d’esprit. Derrière cela,
il y a sans doute des combats partisans. Mais il y a aussi la volonté de gilets
jaunes de contrôler, d’imposer la transparence pour que les choses ne se
fassent pas dans leur dos. Et si le gouvernement appelle cela de l’anarchie ou
de la désorganisation, ce n’est pas notre cas. Il faut dire qu’à la différence
des responsables syndicaux, qui accourent dès le premier coup de sifflet de
Matignon, les porte-parole des gilets jaunes ne se précipitent pas pour
s’asseoir autour de la table de négociation. Ils ont même posé un lapin au
Premier ministre.
* * *
Tout, dans la société, pousse les
travailleurs à penser qu’ils doivent en passer par des avocats ou des
négociateurs professionnels. L’intérêt de la classe ouvrière est à l’opposé. Si
de nombreux travailleurs font l’expérience qu’ils peuvent s’organiser à la base
et exercer une pression collective pour imposer leurs intérêts, s’ils font
l’expérience qu’ils sont tout à fait capables de s’exprimer eux-mêmes,
d’argumenter et de se battre, y compris sur les plateaux de télévision, contre
des politiciens chevronnés, c’est déjà bien.
Et les gilets jaunes ont compris
une chose, que les dirigeants syndicaux ont voulu faire oublier, c’est que
l’essentiel est dans le rapport de force. Tout cela illustre ce que nous
répétons souvent : les travailleurs ont des
ressources extraordinaires, quand ils se mettent en branle, ils apprennent
vite. Si le mouvement ouvrier organisé pouvait s’inspirer de tout cela,
ce serait déjà bien !
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