Les
journées de juin
Réunis début juin à Petrograd,
les délégués du premier congrès des soviets, venus de tout le pays,
majoritairement socialistes-révolutionnaires et mencheviks, réaffirmèrent leur
soutien au gouvernement Kérensky, qui comptait dix ministres bourgeois, et approuvèrent
l’offensive militaire préparée par ce gouvernement.
Les ouvriers et les soldats de
Petrograd étant, eux, hostiles et à l’offensive et au gouvernement, les
bolcheviks appelèrent à manifester pacifiquement le 10 juin (23 juin selon le
calendrier actuel) devant le bâtiment du congrès. Dans l’Histoire de la
révolution russe, Trotsky raconte cette première confrontation directe des
ouvriers de Petrograd avec le comité exécutif.
« L’idée d’une confrontation des
ouvriers et des soldats de Pétrograd avec le congrès était imposée par toute la
situation. Les masses faisaient pression sur les bolcheviks. L’effervescence
était grande surtout dans la garnison qui craignait, à l’occasion de
l’offensive, d’être disloquée de force et dispersée sur les fronts. (…)
L’initiative de la manifestation venait de l’organisation militaire des
bolcheviks. Ses dirigeants affirmaient, et avec pleine raison, comme l’ont
montré les événements, que si le parti ne prenait pas sur lui la direction, les
soldats, d’eux-mêmes, sortiraient dans la rue. (...)
La manifestation devait hisser le
drapeau du pouvoir des soviets. Le mot d’ordre de combat était : “À bas
les dix ministres capitalistes !” C’était l’expression la plus simple de la
revendication d’une rupture de la coalition avec la bourgeoisie. »
Après le vote par le congrès des
soviets d’une résolution interdisant pour trois jours toute manifestation à
Petrograd : “Plusieurs centaines de délégués [du congrès des soviets]
furent groupés par dizaines et envoyés dans les quartiers ouvriers et les
casernes pour prévenir la manifestation, étant entendu que, le lendemain matin,
ils se présenteraient au palais de Tauride pour communiquer les résultats. (…)
Toute la nuit durant, la majorité du congrès, plus de cinq cents de ses membres,
sans fermer l’œil, par équipes de dix, parcoururent les fabriques, les usines
et les casernes de Pétrograd, exhortant les hommes à s’abstenir de la
manifestation. (…) Les brigades de pacificateurs arrivaient, après une nuit
blanche, au palais de Tauride dans un état de complète démoralisation. Elles
avaient compté sur une irrécusable autorité du congrès, mais s’étaient heurtées
à une muraille de défiance et d’hostilité : “ Les masses sont dominées par
les bolcheviks.” “On se montre hostile à l’égard des mencheviks et des
socialistes-révolutionnaires.” »
Pour tenter de reconquérir un peu
de crédit auprès des ouvriers et des soldats, le comité exécutif décida
finalement d’appeler à manifester le 18 juin (25 juin selon le calendrier
actuel). « Les mots d’ordre de la manifestation furent choisis et calculés
de façon à ne point provoquer d’irritation dans les masses : “Paix
générale”, “Convocation au plus tôt de l’Assemblée constituante”, “République
démocratique”. (…) Mais, sur les pancartes des manifestants, les délégués
purent lire les mêmes mots d’ordre, qui se répétaient encore et encore : “À
bas les dix ministres capitalistes !” “À bas l’offensive !” “Tout
le pouvoir aux soviets !” Les sourires ironiques se figeaient sur les
visages et, ensuite, lentement, s’en détachaient. Les drapeaux bolcheviks
flottaient à perte de vue. Les délégués renoncèrent à leurs supputations
ingrates. La victoire des bolcheviks était trop évidente. (…)
Les provinciaux atterrés
cherchaient du regard les leaders. Ceux-ci baissaient les yeux ou tout
simplement s’esquivaient. Les bolcheviks faisaient pression sur les
provinciaux. Ressemblaient-ils donc à une petite bande de conspirateurs ? Les
délégués en convenaient, ce n’était pas pareil. “À
Petrograd, vous êtes une force – avouaient-ils d’un tout autre ton qu’à la
séance officielle – mais ce n’est pas la même chose en province et sur le
front. Petrograd ne peut marcher contre tout le pays. – Attendez un peu, leur
répondaient les bolcheviks, votre tour viendra ; bientôt, chez vous aussi l’on
étalera les mêmes pancartes.” (…) La manifestation du 18 juin avait produit
une énorme impression sur les participants eux-mêmes. Les masses avaient vu que
le bolchevisme était devenu une force, et les hésitants se tournèrent vers lui.
»
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