Après les élections européennes
Les
élections européennes et la montée électorale du Front national
« Tsunami »,
« séisme », « tremblement de terre » : les quotidiens
ont rivalisé pour le titre le plus catastrophiste au lendemain de ces élections
européennes. Pour la première fois, le Front national est arrivé en tête dans une
consultation électorale. Sa progression électorale par rapport aux précédentes
européennes est incontestable : 1 091 681 voix, soit
6,34 %, en 2009, contre 4 711 339 voix, soit 24,85 %,
en 2014.
Si
tsunami il y a cependant, le moins qu'on puisse dire, c'est que, contrairement
au phénomène naturel qui prend par surprise, le phénomène politique était
largement annoncé.
À la
présidentielle de 2012, Marine Le Pen avait recueilli
6 421 426 voix (17,90 %). Et, en remontant jusqu'à
l'élection présidentielle de 2002, où le socialiste Jospin avait été
disqualifié dès le premier tour en se retrouvant derrière Chirac et Le Pen, ce
dernier avait recueilli au premier tour 4 804 713 voix
(16,86 %). Et, pour remonter plus loin dans les présidentielles, Le Pen
père avait comptabilisé sur son nom 4 376 742 voix
(14,38 %) en 1988 et 4 571 138 suffrages (15 %) en
1995.
Bien
sûr, ce n'était pas le même type d'élection, et les comparaisons entre ces
différents scrutins sont faussées à la fois par les différences dans les
participations et par les conséquences institutionnelles des élections.
Le fait
est que la croissance de l'audience électorale du FN, avec ses hauts et ses
bas, est parallèle à la perte de crédit des grands partis de l'alternance,
l'UMP et le PS.
En
étant écarté des institutions politiques centrales de la bourgeoisie, le Front
national a beau jeu de dégager toute responsabilité pour la politique menée.
Dans un contexte dominé par l'évolution à droite de l'opinion publique et en
l'absence de partis représentant les intérêts politiques de la classe ouvrière,
le FN est devenu le réceptacle de tous les mécontentements.
La
crise et la montée du FN
Cette installation du Front
national dans l'électorat, depuis au bas mot une vingtaine d'années, s'est
accélérée avec l'aggravation de la crise depuis 2008 et avec l'intensification
de la lutte de classe menée par la bourgeoisie contre les classes populaires.
Les
politiques d'austérité, c'est-à-dire les économies sur les services publics,
sur la protection sociale, sur la santé, sur l'enseignement, ne sont pas une
lubie « sociale-libérale » du gouvernement. C'est une exigence du
capital financier. Le personnel politique au gouvernement n'a pas
d'échappatoire. Sarkozy lui-même a payé par sa non-réélection la politique
qu'il a menée pour le compte du grand capital.
Les
conséquences des exigences de la bourgeoisie sont autrement plus graves pour le
PS. Ce sont précisément les catégories sociales qui fournissent le gros de son
électorat qui sont les principales victimes des coups portés aux classes
populaires pour le compte du grand capital.
La
rapidité de la dégringolade de Hollande dans les sondages est confirmée en
grandeur nature par les élections municipales puis européennes. Ce n'est certes
pas la première fois que les dirigeants du PS perdent tout crédit en exécutant
la politique que la bourgeoisie exige d'eux. Dans un tout autre contexte marqué
par la guerre d'Algérie, le parti de feu Guy Mollet en avait donné une
illustration.
La
grande bourgeoisie n'a que faire des intérêts électoraux de son personnel politique,
et encore moins de ceux de son personnel de gauche.
Mais ce
qui peut lui poser problème, c'est que la déconsidération accélérée de la
gauche n'entraîne pas une remontée symétrique de l'UMP, embourbée dans les
scandales et déchirée par les guerres de chefs.
C'est
l'ensemble du système de l'alternance droite-gauche, qui fait ronronner la Ve République
depuis un demi-siècle, qui est en train de s'effondrer.
Est-ce l'amorce d'une crise
politique ? Peut-être. Encore faut-il en mesurer la portée et les problèmes
qu'elle est susceptible de poser à la bourgeoisie.
Contrairement
à la présidentielle et aux législatives, les élections européennes n'ont aucune
conséquence institutionnelle en France.
Marine
Le Pen a beau réclamer la dissolution de l'Assemblée nationale, Hollande n'a
aucune raison de lui faire ce cadeau. Le système politique de la démocratie
bourgeoise légitime le pouvoir de ceux que les élections ont désignés
« pour opprimer le peuple » pendant les cinq ans de leur mandature,
même s'ils ont perdu tout crédit pour avoir fait l'inverse de ce qu'ils ont
promis à leurs électeurs.
Dans le
bref discours de Hollande au lendemain des élections européennes, les seules
choses à retenir sont, d'une part, que le gouvernement socialiste ne cédera pas
la place et, d'autre part, qu'il n'abandonnera pas la politique antiouvrière
qu'il mène. De façon significative, la droite parlementaire s'est bien gardée
d'emboucher les trompettes de la dissolution à la suite de Marine Le Pen. Ni
les uns ni les autres ne veulent prendre le risque d'une crise politique grave.
Sauf si sa politique se heurte à des mouvements sociaux qu'il sera incapable de
contrôler, le PS est assez responsable vis-à-vis de la bourgeoisie pour aller
jusqu'au bout du sale boulot, quitte à perdre le peu d'influence électorale
qu'il lui reste, voire à se décomposer.
La
bourgeoisie préfère faire l'économie d'une crise politique. Si elle survient
cependant, elle ne sera pas nécessairement insupportable. La crise politique
longue en Belgique et celle à répétition en Italie n'ont pas affecté outre
mesure les affaires de la bourgeoisie. À plus forte raison, elles n'ont pas
menacé ses intérêts fondamentaux.
La
montée du FN ne menace que le système d'alternance gauche-droite, pas les
institutions. La substitution d'une alternance à trois à l'alternance à deux
des décennies passées ne pose de problèmes qu'au personnel politique en place -
dont une partie se reconvertira aisément - , pas à la bourgeoisie.
Quelle
pourrait être la configuration du système qui se dessine - si tant est que le
FN continue sa progression électorale dans les élections à conséquences
institutionnelles (législatives, présidentielle) ? Passera-t-elle par la
décomposition de l'UMP, avec des pans entiers qui rejoignent le FN sous une forme
ou sous une autre ? Serait-ce que le PS se déconsidérera au point que
s'effectue, en plus durable, ce qui s'est produit lors de l'élection
présidentielle de 2002, c'est-à-dire qu'une sorte d'alternance se maintienne
mais en opposant seulement deux grandes formations de droite ?
Il
n'est pas utile de se livrer à ce genre de spéculations. Le FN gouvernera,
comme l'UMP et le PS, dans l'intérêt de la bourgeoisie.
La
responsabilité de la gauche
La responsabilité dans cette
évolution de la gauche qu'on ne peut même plus qualifier de
« réformiste » est écrasante.
Celle du PS est évidente :
chaque fois qu'il accède au pouvoir gouvernemental, il exécute servilement la
politique exigée par la grande bourgeoisie. Mais, avec la crise, la bourgeoisie
lui demande plus que de gérer la société d'exploitation, elle exige que les
exploités soient poussés vers la pauvreté afin de préserver et d'augmenter ses
profits.
La
responsabilité du PCF est plus grande encore dans la mesure où c'est lui qui a
eu suffisamment d'influence dans la classe ouvrière pour lui imposer l'idée
qu'elle n'aurait de salut qu'à travers un gouvernement de gauche.
Au lendemain des élections
européennes, L'Humanité se lamentait sur « la montée des périls à gauche
après les élections ». Quant à Mélenchon, il larmoyait en direct à la
télévision sur le sort de sa « belle patrie » qui n'avait pas su
résister à la montée de l'extrême droite !
Mais
l'un et l'autre ont évité de se poser la question : pourquoi ce sont
précisément dans les villes ouvrières, dans les quartiers populaires, que le FN
a le plus progressé ?
Car le
fait marquant de ces élections est justement que l'électorat populaire qui
votait traditionnellement à gauche a tenu à marquer son opposition à l'égard du
gouvernement par l'abstention surtout mais, pour certains, par le vote FN.
Le
bilan politique du PCF est désastreux. Toute politique de lutte de classe
abandonnée, sa direction a mis à la disposition du PS son influence dans la
classe ouvrière. Les gouvernements socialistes ont mené leur politique avec la
complicité de la direction du PCF, que celui-ci ait été récompensé par quelques
postes ministériels ou pas. Les appareils syndicaux se sont mis au diapason et
ont désarmé, démoralisé, un nombre croissant de militants ouvriers. Le PS du
temps de Mitterrand a commencé par plumer le PC et l'a réduit en force
d'appoint. Le PS sous Hollande l'entraîne dans la déconsidération qui le
frappe, quand bien même le PCF se démarque du gouvernement socialiste un peu
plus que sous Mitterrand ou Jospin.
Cela fait très longtemps que,
malgré sa base ouvrière et son étiquette communiste, le PCF ne représente plus
une perspective de classe pour les travailleurs et qu'il incarne la même
politique d'intégration dans la société bourgeoisie que le PS. Mais, en
associant son destin politique à celui du PS, il est devenu incapable même de
canaliser le mécontentement du monde du travail contre le gouvernement
socialiste. Le Front de gauche, loin de profiter électoralement de
l'effondrement du PS, maintient à peine ses résultats.
La voie
était ouverte pour que le FN puisse apparaître comme le seul réceptacle de tous
les mécontentements. À l'illusion dans les classes populaires à l'égard de la
gauche gouvernementale, a succédé l'illusion envers le FN :
« Ceux-là, on ne les a pas encore essayés ».
Cette
illusion menace de conséquences plus graves encore pour les travailleurs que
l'illusion en la gauche. Car, même si le FN en reste à l'image d'un grand parti
d'extrême droite que véhicule Marine Le Pen, il charrie le chauvinisme, la xénophobie,
le racisme, le protectionnisme, l'exigence d'un gouvernement autoritaire. Il
véhicule tous les préjugés qui divisent les travailleurs, qui opposent ceux qui
ont du travail et les chômeurs, dénoncés comme des « assistés »,
travailleurs du privé et travailleurs du public, traités de fonctionnaires,
travailleurs en fonction de leur origine ou de leur nationalité.
Nombre
d'hommes politiques de la droite parlementaire, voire de la gauche, colportent
déjà ces préjugés. Mais un parti d'extrême droite fort les véhicule avec une
tout autre virulence.
Indépendamment
même des options politiques de la direction du FN, son influence croissante
menace de faire naître dans son sillage des individus ou des groupes qui ne se
contenteront pas de discours contre les étrangers, les Roms, les chômeurs,
etc., mais qui auront envie de passer à l'acte.
Avec le
Parti socialiste, flanqué du PCF, la bourgeoisie dispose depuis longtemps d'un
instrument politique utile pour anesthésier la classe ouvrière. Avec le Front
national, elle dispose d'une force politique qui aspire à représenter ses
intérêts avec des méthodes plus autoritaires et une orientation réactionnaire.
Fera-t-elle le choix de l'associer davantage au pouvoir et de la
financer ? Cela dépendra en dernier ressort de la crise et des réactions
sociales qu'elle suscitera.
Comment
faire face ?
La progression du Front
national est, pour le moment, électorale.
Mais il
faut que tous ceux qui, dans la classe ouvrière, sont choqués par la montée du
FN et plus encore par le fait qu'il puisse trouver un écho grandissant dans les
classes populaires, retrouvent confiance en la classe ouvrière et dans la lutte
de classe.
La question de savoir si les
votes pour le FN dans les classes populaires sont des votes protestataires ou
des votes d'adhésion est un problème militant. Si le FN ne trouve sur son
chemin que des lamentations, des appels au sentiment républicain ou des
combinaisons de politiciens, le nombre de ceux qui dans les classes populaires
ont voté pour le FN pour exprimer leur écœurement devant « les
autres » ira croissant et, pire, ils seront de plus en plus embrigadés
derrière une cause qui est aux antipodes de leurs intérêts de classe.
Le
combat pour empêcher la résistible ascension du FN commence par redonner à la
classe ouvrière confiance en elle-même, dans la légitimité de ses exigences de
classe contre la bourgeoisie. Ce combat donnera sa pleine efficacité lorsque
les travailleurs prendront conscience de leur propre force et, par là même,
abandonneront l'illusion en un sauveur suprême.
Encore
faut-il que ce choix politique, le choix d'une politique de lutte de classe,
soit défendu dans la classe ouvrière. Cela doit être la tâche primordiale de
tous ceux qui se placent dans le « camp des travailleurs » et,
au-delà, de tous ceux qui veulent s'opposer réellement à la montée du Front
national et s'en donner les moyens.
Georges KALDY