mardi 15 janvier 2019

Lutte de Classe, la revue de Lutte ouvrière : un supplément concernant la mobilisation des gilets jaunes (1ère partie)





Les gilets jaunes : l’expression d’une colère, la recherche d’une perspective



Cet article a été rédigé le 3 janvier 2019. Il ne tient donc pas compte d’événements survenus par la suite, ni de non-événements tels que le débat national de Macron avec ses rebondissements successifs. Il sera publié dans le prochain numéro de notre mensuel à paraître fin janvier.

Le mouvement des gilets jaunes, malgré ses limites, ses illusions et ses confusions, a témoigné de la profondeur du mécontentement dans les couches populaires. Il a montré la capacité de mobilisation des participants, leur rejet des institutions censées les représenter, et qui, en réalité, canalisent, détournent et étouffent l’expression de leur colère.
Quel que soit son avenir, le mouvement des gilets jaunes sera inévitablement relayé par d’autres réactions sociales. En effet, la crise profonde de l’économie poussera la classe capitaliste à aggraver l’exploitation des travailleurs salariés, mais aussi à pourrir les conditions d’existence de bien d’autres couches populaires : les paysans petits et moyens, les artisans, les petits commerçants. La propriété privée de leurs instruments de travail et parfois, l’emploi de quelques salariés donnent l’illusion de l’indépendance à une multitude de catégories de la petite bourgeoisie. En réalité, elles sont écrasées par les banques, dominées par les grosses entreprises donneuses d’ordres, spoliées par les chaînes de distribution capitalistes. Et parmi ces catégories, nombreux sont ceux qui sont poussés en permanence vers la paupérisation.
Il serait vain de vouloir deviner la voie que prendront les prochains sursauts populaires, ou laquelle des mille injustices de cette société provoquera des explosions de colère. Tout aussi vain de tenter de prévoir quelles catégories se lanceront en premier et quels moyens elles imagineront pour se faire entendre. La capacité d’imagination de masses mises en mouvement pour leur survie est sans limite. La tâche des militants communistes révolutionnaires n’est pas de deviner l’avenir, mais de proposer une politique qui amène le prolétariat à se retrouver dans l’enchevêtrement des intérêts sociaux différents, à prendre conscience de ses intérêts de classe pour que, instruit par la lutte elle-même, sa conscience finisse par s’élever jusqu’à son aboutissement ultime : la conviction qu’il est nécessaire de renverser le pouvoir de la grande bourgeoisie et de lui arracher la propriété privée des grandes entreprises et des banques afin de mettre fin à sa domination sur l’économie.

Les enseignements de la colère exprimée par les gilets jaunes

Il est dans la logique des choses que le regard des masses, lorsqu’elles entrent en mouvement, soit focalisé sur ceux qui gouvernent, avec tout ce que cela a de juste dans ses fondements, mais aussi de source d’illusions ; juste car ceux qui gouvernent le font au service de la classe dominante, celle à qui l’exploitation et l’oppression profitent en dernier ressort ; source d’illusions cependant, car ceux qui gouvernent sont largement interchangeables, et savoir se débarrasser de serviteurs au sommet en cas de menace fait partie, depuis des temps immémoriaux, de la culture politique de toute classe dominante. La bourgeoise des pays impérialistes a même appris, au fil de l’histoire, à banaliser l’opération, à s’en servir à titre préventif, à en faire un élément essentiel de son système politique, à l’intégrer dans le fonctionnement régulier de la démocratie bourgeoise par le biais de consultations électorales. Elle permet d’utiliser le personnel politique comme soupape de sécurité, d’en changer, le cas échéant, pour que rien ne change en fait dans la domination de la minorité capitaliste.
Il est également dans la logique des choses qu’une explosion de colère comme celle qui a conduit au mouvement des gilets jaunes mélange des colères de catégories sociales diverses. Celles du monde du travail, des retraités qui peinent à survivre, des chômeurs sans espoir de trouver du travail dans leur région, des travailleurs qui n’en ont trouvé un qu’à des dizaines de kilomètres de leur lieu d’habitation et pour qui le prix du gazole est une composante vitale de leur pouvoir d’achat, des aides-soignantes, des mères seules, des jeunes qui galèrent d’embauches précaires en petits boulots, des ouvriers, employés, techniciens de petites entreprises. Ces colères venant du monde des salariés se sont mélangées avec celles des couches petites bourgeoises qui ont le plus de mal à s’en sortir. La méfiance à l’égard des partis institutionnels, qui prend facilement la forme d’un apolitisme affiché, s’enracine dans le désir de préserver l’unité entre les différentes composantes du mouvement. Cette unité, et la fraternité forgée sur les ronds-points occupés et dans les actions menées en commun, semblent être le gage de la victoire. De quelle victoire ? De qui et contre qui ? Le mouvement des gilets jaunes a d’autant plus de mal à répondre à ces questions et même à se les poser que, derrière l’unité dans la colère, les intérêts des uns et des autres divergent, tout comme aussi les voies pour exprimer cette colère.
Commencé par la protestation contre la hausse de la taxe sur le gazole, le mouvement s’est rapidement transformé en protestation collective contre le recul du pouvoir d’achat. Mais le constat de l’insuffisance du pouvoir d’achat conduisait vers des exigences différentes pour un patron routier ou un artisan ambulancier et pour leurs salariés respectifs.
Des deux seuls objectifs unifiants qui surnagent, la démission de Macron et le « référendum d’initiative citoyenne », le premier unifie surtout la faune des politiciens de la bourgeoisie, de Marine Le Pen à Mélenchon en passant par tous les autres, ex et futurs ministres, qui guignent la porte qu’ouvre l’affaiblissement de Macron devant leurs ambitions respectives. Quant au second objectif, il ne signifie rien sinon une nouvelle forme de faux espoir pour cette majorité qui n’a pas droit à la parole et qui ne l’aura pas plus avec le référendum d’initiative citoyenne et surtout pas le moyen de décider. Le vrai pouvoir ne réside pas dans le nombre de votes obtenus à un référendum, mais dans la force matérielle de l’appareil d’État et derrière, dans le pouvoir de l’argent, c’est-à-dire dans l’immense pouvoir sur la société que le monopole du grand capital confère à la grande bourgeoisie. Ce n’est pas pour rien que tous les partis de la bourgeoisie, macronistes compris, sont enclins à accepter le principe de ce type de référendum. Après tout, les banquiers et les milliardaires de la bourgeoisie suisse, une des plus vieilles et des plus voraces d’Europe, ne se sont jamais sentis menacés dans le moindre de leurs privilèges par les « votations ».
Raison de plus pour les communistes révolutionnaires de défendre un programme qui corresponde aux intérêts matériels mais aussi politiques du prolétariat. Pas seulement pour que les salariés ne se retrouvent pas oubliés dans l’affaire, même si le gouvernement lâche quelques bricoles. Il ne s’agit pas d’un intérêt catégoriel de plus à différencier et, encore moins, à opposer à la multitude des intérêts catégoriels de couches populaires victimes du grand capital. Il s’agit de ce fait fondamental que le prolétariat, la classe sociale qui n’a que sa force de travail pour vivre et que la propriété privée ne relie pas au capitalisme, est la seule classe qui a la force et les moyens de combattre le grand capital jusqu’au bout, jusqu’à la destruction du capitalisme. C’est en fonction de cette perspective que la classe ouvrière doit prendre conscience de ses intérêts politiques et les l’affirmer.
Signe d’un début de renouveau de la combativité, 2018 a été marquée par deux luttes impliquant des secteurs, en apparence fort différents, de la classe ouvrière. Au printemps, un de ses secteurs réputés les plus combatifs, et aussi des plus influencés par les syndicats traditionnels, les cheminots. Quelques mois après, le mouvement des gilets jaunes, bien plus composite socialement, a entraîné des travailleurs de petites entreprises, des chômeurs, des retraités, des isolés. Ni l’un ni l’autre de ces mouvements n’ont entraîné le gros de la classe ouvrière, celle des grandes entreprises. Mais les deux ont en commun d’avoir bénéficié, chacun à sa façon, d’une large sympathie parmi les travailleurs, et bien au-delà. Et par ailleurs, un certain nombre de travailleurs, y compris ceux de grandes entreprises, ont participé à titre individuel aux blocages et aux manifestations. Par endroit, ils en constituaient une part majeure ; y compris des militants syndicaux, surtout de la CGT, en opposition de fait avec les bureaucrates des directions syndicales par facilité, sans doute, pour beaucoup d’entre eux.
Internet, relayé au début par les chaînes de télévision, a semblé offrir un moyen de mobilisation miraculeux. Pour les plus isolés, c’est un moyen de rompre l’isolement ; pour ceux des entreprises, cela permet de ne pas s’affronter directement au patron et à son encadrement. Mais c’est une facilité qui est en même temps une faiblesse. Comme c’est une facilité de bloquer une route, un carrefour, et non les entreprises où se produisent les profits. C’était la principale limite du mouvement des gilets jaunes.
L’attitude choisie par les directions syndicales, celle de la CGT en particulier, invoquant la présence dans le mouvement de militants d’extrême droite, ne pouvait surgir que de l’esprit obtus de bureaucrates qui confondent les luttes de classe avec des calculs de boutiquier. La présence de militants d’extrême droite, cherchant à capitaliser la situation au profit de Marine Le Pen, de Dupont-Aignan ou de groupuscules plus réactionnaires encore, tous ennemis mortels de la classe ouvrière, cette présence donc n’aurait pas dû être un prétexte de se détourner d’un mouvement dans lequel se retrouvait toute une partie du monde du travail. Elle aurait dû, au contraire, les inciter à engager le combat contre les tentatives de l’extrême droite. Mais autant demander du lait à un bouc. Les bureaucraties syndicales sont tellement habituées à leur fonction de roue de secours de l’ordre bourgeois qu’elles sont envahies d’une sainte terreur dès que cet ordre est ébranlé un tant soit peu par en bas. Les crises sociales, même limitées comme celle en cours, qui perturbent le paisible ronron des institutions du parlementarisme bourgeois, se traduisent par des poussées vers les « extrêmes ». Pas seulement vers diverses forces de contestation ; mais aussi vers des forces politiques qui n’épousent la contestation que pour mieux offrir à la grande bourgeoisie une solution politique qui rompt avec le jeu ordinaire des partis déconsidérés. L’issue de l’affrontement se décide par la lutte entre ceux qui se soulèvent contre l’ordre capitaliste et ceux qui ont pour objectif de le préserver, fût-ce par la violence d’un régime autoritaire. Il y a des candidats à ce rôle. Faire croire, comme le font les réformistes de la gauche politique et des directions syndicales, que l’on peut rester neutres dans cette lutte, refuser de prendre parti en évoquant le bon vieux temps où la contestation se limitait aux débats parlementaires et aux cortèges syndicaux périodiques, c’est désarmer les masses populaires qui s’éveillent à la contestation.

C’est précisément cette incapacité des organisations réformistes à reprendre à leur compte la colère des couches les plus écrasées de la société, et à leur donner des objectifs, qui favorise les forces politiques les plus hostiles aux intérêts politiques des travailleurs, et elles surfent sur cette colère pour la retourner contre eux.
S’il se poursuit, le recul de la participation aux manifestations et aux blocages, laissera de plus en plus la place aux manœuvres entre forces politiques d’autant plus dangereuses pour l’avenir qu’elles diffusent les idées les plus réactionnaires, les plus abjectes, sous le couvert de l’apolitisme. Quelle que soit son évolution cependant, le mouvement des gilets jaunes n’aura pas été un épiphénomène, une saute d’humeur face à un gouvernement méprisant, mais une expression supplémentaire d’une profonde crise sociale.
La crise sociale qui l’a engendré n’est pas surmontée et ne peut pas l’être. Le gouvernement ne peut pas répondre aux inquiétudes des classes populaires devant la montée de la pauvreté car la grande bourgeoisie, le grand capital, ne lui en laissent pas les moyens. Tout dépend de la capacité de ce qui est le plus fort dans la classe ouvrière, les travailleurs des grandes entreprises de production, la distribution et les banques, à prendre la relève des premiers combattants de la classe exploitée, en s’attaquant aux intérêts matériels de la classe dirigeante, et pas seulement à son personnel politique. C’est l’entrée en lutte des gros contingents du prolétariat qui donnera un sens, et surtout, une perspective de lutte, à ceux qui ont eu le courage de se lancer les premiers dans la contestation.
Il faudrait aussi une véritable organisation qui permette aux masses exploitées d’aller plus loin. Les hommes politiques de la bourgeoisie et les commentateurs ont déploré l’absence d’une organisation et de leaders capables de représenter les gilets jaunes, mais en réalité susceptibles de trahir leurs intérêts, étouffer leur colère en la ramenant vers les institutions officielles de la démocratie bourgeoise : partis, syndicats, consultations électorales, défilés syndicaux bien encadrés, prévisibles et programmés. La question de l’organisation se pose cependant infiniment plus dans la perspective opposée : celle d’incarner la volonté des masses à imposer leur droit à une vie digne. La mobilisation des travailleurs de grandes entreprises en grève offrirait des possibilités d’organisation aussi fraternelles que celles que se sont données spontanément les participants à nombre de points de blocage, mais autrement plus efficaces et, surtout, plus ouvertes sur l’avenir. Les assemblées générales d’une entreprise en lutte, accueillant tout travailleur, chômeur ou retraité des alentours, serait un cadre naturel pour discuter collectivement des problèmes, pour forger l’unité du monde du travail par-delà toutes les divisions, pour dégager des objectifs. Et les comités de grève élus par ces assemblées pourraient et devraient devenir les embryons d’une direction de classe…


                                                                    (La suite et fin demain)

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