dimanche 11 mars 2018

Mai 68, rétrospective, avant 1968, 1967…


À la veille de Mai 1968, des grèves significatives

Mai 1968 n’a pas été le coup de tonnerre dans un ciel serein que beaucoup, même cinquante ans après, continuent de décrire. Si le mouvement étudiant a été le facteur déclenchant débouchant sur la grève générale, celle-ci avait été précédée, au moins depuis la fin de l’année 1966, par une série de grèves d’une autre nature que celles des années précédentes. Ces mouvements plus massifs, plus fréquents, sortant des cadres définis par les syndicats, étaient déjà le signe d’un accroissement de la combativité ouvrière.



Pendant des années, les appareils syndicaux, et d’abord le plus puissant, la CGT, qui revendiquait plus de deux millions d’adhérents et qui relayait la politique du PCF, avaient tout fait pour limiter l’expression du mécontentement ouvrier. Prenant prétexte qu’avec l’arrivée de De Gaulle il y avait un « pouvoir fort », ils avaient inventé des substituts à la grève : les grèves par secteur, divisées par atelier, par corporation. Et avec les grèves perlées, le ralentissement des cadences, supposées « faire mal au patron » et « ne pas coûter cher », ce n’était même pas la grève. Tout était fait pour que la classe ouvrière ne prenne pas conscience de sa force. Encore un peu plus isolé avec de Gaulle, le PCF voulait sortir de son ghetto en se montrant responsable de l’ordre social. Les militants staliniens du PCF et de la CGT pouvaient être combatifs, mais l’appareil leur avait appris à ne tolérer aucune voix indépendante.
Mais, en cette fin des années 1960, une génération de jeunes ouvriers entrée dans les usines tendait à échapper à l’emprise des appareils syndicaux et avait envie d’en découdre. Ces jeunes travailleurs avaient grandi dans le contexte de la guerre d’Algérie et du gaullisme, au pouvoir depuis 1958. Les partis de gauche, responsables puis complices de la répression coloniale, s’étaient considérablement déconsidérés aux yeux des plus révoltés. Puis il y avait le contexte international : la lutte des Noirs aux États-Unis et les manifestations contre la guerre du Viêt-Nam partout dans le monde. Tout cela forgeait dans une partie de la jeunesse étudiante et ouvrière un esprit contestataire rejetant les cadres de la société, l’autorité patronale et même celle des appareils syndicaux.
Le 25 février 1967, chez Rhodiaceta à Besançon, la grève éclate contre le chômage par roulement imposé par la direction. Cette grève est portée par un dirigeant de la CFDT très apprécié, Castella, qui prend de court l’appareil de la CGT. À son initiative, 3 000 ouvriers arrêtent la production et occupent leur usine, ce qui n’est pas arrivé depuis des dizaines d’années, et qui rappelle Juin 1936. Sur les murs, les grévistes écrivent : « Ici finit la liberté, ici commence l’esclavage ». Leur combativité fait tache d’huile. Le 28, la grève s’étend aux 7 200 travailleurs des sites de Lyon-Vaise. Des piquets de grève se tiennent jour et nuit. À Vaise, plus qu’à Besançon, la CGT réussit à cadrer le mouvement.
Après plus de trois semaines de grève, contre la volonté des grévistes et après avoir isolé les secteurs les plus combatifs, les syndicats signent un accord de reprise à l’échelle du groupe avec une augmentation de salaire de 3,8 %, en dessous des 5 % revendiqués. Dans plusieurs sites, les travailleurs retournent travailler la rage au cœur, en jetant leurs cartes et leurs insignes syndicaux.

Après Rhodiaceta, Berliet et les Chantiers de Saint-Nazaire

Le 14 mars, à l’usine Berliet de Vénissieux près de Lyon, une large majorité des 12 000 travailleurs se mettent en grève, inspirés par l’exemple de Rhodiaceta. Le lendemain, dans la nuit, plusieurs centaines de CRS cernent l’usine pour déloger des ouvriers qui occupent une partie de leur atelier. L’usine est lockoutée pendant douze jours, puis c’est la reprise encadrée par les appareils syndicaux. Côté patronat, la méthode du lockout, déjà utilisée lors de précédentes grèves, va se généraliser.
Ainsi, à Saint-Nazaire, depuis le 1er mars 1967, 3 200 travailleurs de la métallurgie de plusieurs usines de la région sont en grève. Les plus nombreux sont ceux des chantiers navals, où la tradition de lutte est forte et où, en plus de la CGT, le syndicat FO tenu par des militants se revendiquant de l’anarcho-syndicalisme a de l’influence. Ces « mensuels », payés au mois, sont des employés, des techniciens, des dessinateurs industriels ou des membres du petit encadrement. Ils réclament le rattrapage de leurs salaires et leur alignement sur ceux de Paris. Des manifestations ont lieu à Saint-Nazaire et à Nantes, mais ni la CGT ni FO ne cherchent à élargir la grève aux autres travailleurs, les « horaires », payés à l’heure. Au contraire, CGT, FO et CFDT laissent entendre que le fait que les horaires ne soient pas en grève empêche le patron de lockouter. Et pourtant, après trois semaines de grève des mensuels, les patrons ferment les chantiers, mettant de fait les horaires dans le mouvement. De nouvelles manifestations ont lieu, avec plus de 10 000 travailleurs. Mais la séparation entre mensuels et horaires est soigneusement maintenue par les syndicats, qui organisent des assemblées générales séparées et parfois des parcours de manifestation séparés. La grève dure deux mois. Des augmentations de salaire sont concédées, mais bien en dessous de ce pour quoi les grévistes se sont battus.
Toutes ces grèves montrent que quelque chose change dans le monde ouvrier. Le 3 avril, l’éditorial des bulletins d’entreprises Voix Ouvrière a pour titre « La classe ouvrière passe-t-elle à l’offensive ? »
La journée d’action du 17 mai est particulièrement réussie. FO y participe. Cette journée est une réponse aux pleins pouvoirs qui viennent d’être votés au gouvernement Pompidou, qui prévoit de s’attaquer à la Sécurité sociale par ordonnances. Mais elle reste sans lendemain et la simple présence d’une banderole des travailleurs de Roussel-Uclaf de Romainville, réclamant une suite, met en rage le service d’ordre de la CGT.
Il n’y a pas qu’en métropole que la contestation ouvrière s’exprime. Le 26 mai 1967, en Guadeloupe, alors que 5 000 ouvriers du bâtiment sont en grève, 2 000 d’entre eux s’affrontent aux CRS, qui tirent dans la foule, tuant plusieurs ouvriers. Après plusieurs journées d’émeutes et une chasse à l’homme, des dizaines d’ouvriers sont arrêtés.

L’influence des luttes paysannes

La colère de la petite paysannerie éclate aussi dans plusieurs villes, notamment à la fin 1967. Les manifestations des paysans s’affrontant avec les CRS contrastent avec le ronron des grandes mobilisations syndicales ouvrières. Des travailleurs, notamment dans les régions où ouvriers et paysans sont proches, vont en être influencés.
En octobre 1967, au Mans, les ouvriers de Renault s’opposent aux CRS pendant plusieurs heures. Le 23 janvier 1968, ce sont 4 800 ouvriers de la Saviem de Caen qui entament une grève pour 6 % d’augmentation. Quand le préfet envoie des CRS, des barricades sont montées pour défendre l’entrée de l’usine. Deux jours plus tard, le 26 janvier, une manifestation regroupant près de 10 000 personnes débouche sur une nuit d’émeute, où les ouvriers de la Saviem, ceux d’autres usines et aussi une centaine d’étudiants affrontent les CRS. Sur les 83 manifestants arrêtés, la moitié ont moins de 22 ans. Quelques semaines plus tard, c’est à Redon, en Bretagne, lors d’un mouvement local sur les salaires, que les jeunes ouvriers vont se battre contre les CRS.
Ces épisodes restent cependant isolés, et personne n’y voit les prémisses d’une explosion sociale généralisée. Un journaliste du Monde, Pierre Viansson-Ponté, peut même écrire le 14 mars un article intitulé « Quand la France s’ennuie… » En réalité, la contestation couve en profondeur. Un mois et demi plus tard démarre le mouvement étudiant, puis quinze jours après, la grève générale. Comme Marx l’avait écrit à propos de la révolution de 1848, « Bien creusé, vieille taupe ! »

                                           Pierre ROYAN (Lutte ouvrière n°2588)

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